Hygiène de l’assassin

Amélie Nothomb

 

 

Quand il fut de notoriété publique que l'immense écrivain Prétextat Tach mourrait dans les deux mois, des journalistes du monde entier sollicitèrent des entre­tiens privés avec l'octogénaire. Le vieillard jouissait, certes, d'un prestige considérable; l'étonnement n'en fut pas moins grand de voir accourir, au chevet du romancier francophone, des émissaires de quotidiens aussi connus que (nous nous sommes permis de traduire) Les Rumeurs de Nankin et The Bangladesh Observer. Ainsi, deux mois avant son décès, M. Tach put se faire une idée de l'ampleur de sa célébrité.

Son secrétaire se chargea d'effectuer une sélection drastique parmi ces propositions: il élimina tous les journaux en langues étrangères car le mourant ne parlait que le français et ne faisait confiance à aucun inter­prète; il refusa les reporters de couleur, parce que, avec l'âge, l'écrivain s'était mis à tenir des propos racistes, lesquels étaient en discordance avec ses opinions profondes - les spécialistes tachiens, embarrassés, y voyaient l'expression d'un désir sénile de scandaliser; enfin, le secrétaire découragea poliment les sollicita­tions des chaînes de télévision, des magazines féminins, des journaux jugés trop politiques et surtout des revues médicales qui eussent voulu savoir comment le grand homme avait attrapé un cancer aussi rare.

Ce ne fut pas sans fierté que M. Tach s'était su atteint du redoutable syndrome d'Elzenveiverplatz, appelé plus vulgairement «cancer des cartilages», que le savant éponyme avait dépisté au XIXe siècle à Cayenne chez une dizaine de bagnards incarcérés pour violences sexuelles suivies d'homicides, et qui n'avait plus jamais été repéré depuis. Il ressentit ce diagnostic comme un anoblissement inespéré: avec son physique d'obèse imberbe, qui avait tout de l'eunuque sauf la voix, il redoutait de mourir d'une stupide maladie cardio-vasculaire. En rédigeant son épitaphe, il n'oublia pas de mentionner le nom sublime du médecin teuton grâce auquel il trépasserait en beauté.

A dire vrai, que ce sédentaire adipeux ait survécu jusqu'à l’âge de quatre-vingt-trois ans rendait perplexe la médecine moderne. Cet homme était tellement gras que depuis des années il avouait ne plus être capable de marcher; il avait envoyé paître les recommandations des diététiciens et se nourrissait abominablement. En outre, il fumait ses vingt havanes par jour. Mais il buvait très modérément et pratiquait la chasteté depuis des temps immémoriaux: les médecins ne trouvaient pas d'autre explication au bon fonctionnement de son cur étouffé par la graisse. Sa survie n'en demeurait pas moins mystérieuse, ainsi que l'origine du syndrome qui allait y mettre fin.

Il n'y eut pas un organe de presse au monde pour ne pas se scandaliser de la médiatisation de cette mort pro­chaine. Le courrier des lecteurs fit largement écho à ces autocritiques. Les reportages des rares journalistes sélectionnés n'en furent que plus attendus, conformé­ment aux lois de l'information moderne.

Déjà les biographes veillaient au grain. Les éditeurs armaient leurs bataillons. Il y eut aussi, bien sûr, quelques intellectuels qui se demandèrent si ce succès prodigieux n'était pas surfait: Prétextat Tach avait-il réellement innové? N'avait-il pas été seulement l'héritier ingénieux de créateurs méconnus? Et de citer à l'appui quelques auteurs aux noms ésotériques, dont ils n'avaient eux-mêmes pas lu les uvres, ce qui leur per­mettait d'en parler avec pénétration.

Tous ces facteurs concoururent à assurer à cette ago­nie un retentissement exceptionnel. Pas de doute, c'était un succès.

L'auteur, qui avait vingt-deux romans à son actif, habitait au rez-de-chaussée d'un immeuble modeste: il avait besoin d'un logement où tout fût de plain-pied, car il se déplaçait en fauteuil roulant. Il vivait seul et sans le moindre animal familier. Chaque jour, une infir­mière très courageuse passait vers 17 heures pour le laver. Il n'aurait pas supporté que l'on fît ses courses à sa place: il allait lui-même acheter ses provisions dans les épiceries du quartier. Son secrétaire, Ernest Gravelin, vivait quatre étages plus haut mais évitait autant que possible de le voir; il lui téléphonait régulièrement et Tach ne manquait jamais de commencer la conver­sation par: «Désolé, mon cher Ernest, je ne suis pas encore mort.»

Aux journalistes sélectionnés, Gravelin répétait cependant combien le vieillard avait un bon fonds: ne donnait-il pas, chaque année, la moitié de ses revenus à un organisme de charité? Ne sentait-on pas affleurer cette générosité secrète à travers certains personnages de ses romans? «Bien sûr, il nous terrorise tous, et moi le premier, mais je soutiens que ce masque agressif est une coquetterie: il aime jouer à l'obèse placide et cruel pour cacher une sensibilité à fleur de peau.» Ces propos ne rassurèrent pas les chroniqueurs qui, du reste, ne voulaient pas guérir d'une peur qu'on leur enviait: elle leur conférait une aura de correspondants de guerre.

La nouvelle du décès imminent était tombée un 10 janvier. Ce fut le 14 que le premier journaliste put rencontrer l'écrivain. Il pénétra au coeur de l'apparte­ment où il faisait si sombre qu'il mit un certain temps à distinguer la grosse silhouette assise dans le fauteuil roulant, au milieu du salon. La voix sépulcrale de l'octogénaire se contenta d'un «Bonjour, monsieur» inexpressif pour le mettre à l’aise, ce qui crispa le mal­heureux davantage.

— Enchanté de vous rencontrer, monsieur Tach. C'est un grand honneur pour moi.

Le magnétophone était en marche, guettant les paroles du vieillard qui se taisait.

— Pardon, monsieur Tach, pourrais-je allumer une lumière? Je ne distingue pas votre visage.

— Il est 10 heures du matin, monsieur, je n'allume pas la lumière à cette heure-là. Du reste, vous me verrez bien assez tôt, dès que vos yeux se seront habitués à l'obscurité. Profitez donc du répit qui vous est octroyé et contentez-vous de ma voix, c'est ce que j'ai de plus beau.

— Il est vrai que vous avez une très belle voix.

— Oui.

Silence embarrassant pour l'intrus qui nota sur son carnet: «T. a le silence acerbe. A éviter autant que possible.»

— Monsieur Tach, le monde entier a admiré la déter­mination avec laquelle vous avez refusé d'entrer à l'hôpital, malgré les injonctions des médecins. Alors, la première question qui s'impose est celle-ci: comment vous sentez-vous?

— Je me sens comme je me sens depuis vingt ans.

— C'est-à-dire?

— Je me sens peu.

— Peu quoi?

— Peu.

— Oui, je comprends.

— Je vous admire.

Aucune ironie dans la voix implacablement neutre du malade. Le journaliste eut un petit rire jaunâtre avant de reprendre:

— Monsieur Tach, je n'userai pas, avec un homme tel que vous, des périphrases qui ont cours dans ma pro­fession. Aussi je me permets de vous demander quelles sont les pensées et les humeurs d'un grand écrivain qui se sait sur le point de mourir.

Silence. Soupir.

— Je ne sais pas, monsieur.

Vous ne savez pas?

— Si je savais à quoi je pensais, je suppose que je ne serais pas devenu écrivain.

— Vous voulez dire que vous écrivez pour savoir enfin à quoi vous pensez?

— C'est possible. Je ne sais plus très bien, je n'ai plus écrit depuis si longtemps.

— Comment? Mais votre dernier roman a paru il y a moins de deux ans...

— Vidange de tiroir, monsieur. Mes tiroirs sont telle­ment pleins que l'on pourrait éditer un nouveau roman de moi chaque année pendant la décennie qui suivra ma mort.

— C'est extraordinaire! Quand avez-vous cessé d'écrire?

— A cinquante-neuf ans.

— Alors, tous vos romans sortis depuis vingt-quatre ans étaient des vidanges de tiroirs?

— Vous calculez bien.

— A quel âge avez-vous commencé à écrire?

— Difficile à dire: j'ai commencé et arrêté plusieurs fois. La première fois, j'avais six ans, j'écrivais des tragédies.

— Des tragédies à six ans?

— Oui, c'était en vers. Débile. J'ai arrêté à sept ans. A neuf ans, j'ai fait une rechute, qui m'a valu quelques élégies, toujours en vers. Je méprisais la prose.

— Surprenant, de la part d'un des plus grands prosa­teurs de notre époque.

— A onze ans, j'ai de nouveau arrêté et je n'ai plus écrit une ligne jusqu'à mes dix-huit ans.

Le journaliste nota sur le carnet: «T. accueille les compliments sans se cabrer.»

— Et à dix-huit ans?

— J'ai recommencé. J'écrivais d'abord assez peu, puis de plus en plus. A vingt-trois ans, j'ai atteint ma vitesse de croisière, et je l'ai maintenue pendant trente-six ans.

— Que voulez-vous dire par votre «vitesse de croi­sière»?

— Je n'ai plus fait que ça. J'écrivais sans cesse; à part manger, fumer et dormir, je n'avais aucune activité.

— Vous ne sortiez jamais?

— Seulement quand j'y étais contraint.

— Au fond, personne n'a jamais su ce que vous avez fait pendant la guerre.

— Moi non plus.

— Comment voulez-vous que je vous croie?

— C'est la vérité. De mes vingt-trois ans à mes cin­quante-neuf ans, les jours se sont tellement ressemblés. J'ai de ces trente-six années un long souvenir homo­gène et quasi dénué de chronologie: je me levais pour écrire, je me couchais quand j'avais fini d'écrire.

— Mais enfin, vous avez subi la guerre comme tout le monde. Par exemple, comment faisiez-vous pour vous ravitailler?

Le journaliste savait qu'il abordait là un domaine essentiel dans la vie de l'obèse.

— Oui, je me souviens avoir mal mangé ces années-là.

— Vous voyez bien!

— Je n'en ai pas souffert. A l'époque, j'étais goinfre mais pas gourmet. Et j'avais d'extraordinaires provi­sions de cigares.

— Quand êtes-vous devenu gourmet?

— Quand j'ai arrêté d'écrire. Avant, je n'en avais pas le temps.

— Et pourquoi avez-vous arrêté d'écrire?

— Le jour de mes cinquante-neuf ans, j'ai senti que c'était fini.

— A quoi l'avez-vous senti?

— Je ne sais pas. C'est venu comme une ménopause. J'ai laissé un roman inachevé. C'est très bien: dans une carrière réussie, il faut un roman inachevé pour être crédible. Sinon, on vous prend pour un écrivain de troi­sième zone.

— Ainsi, vous aviez passé trente-six ans à écrire sans discontinuer, et du jour au lendemain, plus une ligne?

— Oui.

— Qu'avez-vous donc fait pendant les vingt-quatre années qui ont suivi?

— Je vous l'ai dit, je suis devenu gourmet.

— A plein temps?

— Disons plutôt à plein régime.

— Et à part ça?

— Ça prend du temps, vous savez. A part ça, presque rien. J'ai relu des classiques. Ah, j'oubliais, j'ai acheté la télévision.

— Comment, vous aimez la télévision, vous?

— Les publicités, seulement les publicités, j'adore ça.

— Rien d'autre?

— Non, à part les publicités, je n'aime pas la télé­vision.

— C'est extraordinaire: vous avez donc passé vingt-quatre ans à manger et à regarder la télévision?

— Non, j'ai aussi dormi et fumé. Et un peu lu.

— Pourtant, on n'a jamais cessé d'entendre parler de vous.

— La faute en revient à mon secrétaire, cet excellent Ernest Gravelin. C'est lui qui s'occupe de vider mes tiroirs, de rencontrer mes éditeurs, de construire ma légende et surtout de mener ici des théories de méde­cins, dans l'espoir de me mettre au régime.

— En vain.

— Heureusement. Il aurait été trop bête de me priver puisque, en fin de course, l'origine de mon cancer n'est pas d'ordre alimentaire.

— Quelle en est donc l'origine?

— Mystérieuse, mais pas alimentaire. D'après Elzenveiverplatz (l'obèse articulait ce patronyme avec déli­ces), il faudrait y voir un accident génétique, pro­grammé avant la naissance. J'ai donc eu raison de manger n'importe quoi.

— Vous seriez né condamné?

— Oui, monsieur, comme un vrai héros tragique. Qu'on vienne encore me parler de la liberté humaine.

— Quand même, vous avez bénéficié d'un sursis de quatre-vingt-trois ans.

— D'un sursis, exactement.

— Vous ne nierez pas que vous avez été libre, pendant ces quatre-vingt-trois années? Par exemple, vous auriez pu ne pas écrire...

— Est-ce que, par hasard, vous me reprocheriez d'avoir écrit?

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Ah. Dommage, j'allais commencer à vous estimer.

— Vous ne regrettez tout de même pas d'avoir écrit?

— Regretter? Je suis incapable de regretter. Vous vou­lez un caramel?

— Non, merci.

— Le romancier enfourna un caramel et le mâcha bruyamment.

— Monsieur Tach, avez-vous peur de mourir?

— Pas du tout. La mort ne doit pas être un grand chan­gement. En revanche, j'ai peur d'avoir mal. Je me suis procuré des stocks de morphine que je pourrai m'injec­ter tout seul. Moyennant quoi, je n'ai pas peur.

— Croyez-vous à une vie après la mort?

— Non.

— Alors, vous croyez que la mort est un anéantissement?

— Comment pourrait-on anéantir ce qui est déjà anéanti?

— C'est une réponse terrible, ça.

— Ce n'est pas une réponse.

— Je comprends.

— Je vous admire.

— Enfin, je voulais dire que... (le journaliste essaya d'inventer ce qu'il avait voulu dire, feignant d'avoir été gêné par quelque problème de formulation) un roman­cier est une personne qui pose des questions et non qui y répond.

Silence de mort.

— Enfin, ce n'est pas exactement ce que je voulais dire...

— Non? Dommage. Je pensais justement que c'était bien.

— Et si nous parlions de votre uvre à présent?

— Si vous y tenez.

— Vous n'aimez pas en parler, n'est-ce pas?

— On ne peut rien vous cacher.

— Comme tous les grands écrivains, vous êtes d'une grande pudeur dès qu'il s'agit de vos écrits.

— Pudeur, moi? Vous devez vous tromper.

— Vous semblez prendre du plaisir à vous disqualifier. Pourquoi niez-vous que vous êtes pudique?

— Parce que je ne le suis pas, monsieur.

— Alors, pourquoi répugnez-vous à parler de vos romans?

— Parce que parler d'un roman n'a aucun sens.

— Il est pourtant passionnant d'entendre un écrivain parler de sa création, dire comment, pourquoi et contre quoi il écrit.

— Si un écrivain parvient à être passionnant à ce sujet, alors il n'y a que deux possibilités: soit il répète tout haut ce qu'il a écrit dans son livre, et c'est un perro­quet; soit il explique des choses intéressantes dont il n'a pas parlé dans son livre, auquel cas ledit livre est raté puisqu'il ne se suffit pas.

— Quand même, bien des grands écrivains ont réussi à parler de leurs livres en évitant ces écueils.

— Vous vous contredisez: il y a deux minutes, vous me racontiez que tous les grands écrivains étaient d'une grande pudeur dès qu'il s'agissait de leurs écrits.

— Mais on peut parler d'une uvre en en ménageant le secret.

— Ah oui? Vous avez déjà essayé?

— Non, mais je ne suis pas écrivain, moi.

— Alors, au nom de quoi me dites-vous ces sor­nettes?

— Vous n'êtes pas le premier écrivain que j'inter­viewe.

— Est-ce que, par hasard, vous oseriez me comparer aux plumitifs que vous interrogez d'habitude?

— Ce ne sont pas des plumitifs!

— S'ils parviennent à discourir sur leur uvre tout en étant passionnants et pudiques, pas de doute que ce sont des plumitifs. Comment voulez-vous qu'un écrivain soit pudique? C'est le métier le plus impudique du monde: à travers le style, les idées, l'histoire, les recherches, les écrivains ne parlent jamais que d'eux-mêmes, et en plus avec des mots. Les peintres et les musiciens aussi parlent d'eux-mêmes, mais avec un langage tellement moins cru que le nôtre. Non, monsieur, les écrivains sont obscènes; s'ils ne l'étaient pas, ils seraient comp­tables, conducteurs de train, téléphonistes, ils seraient respectables.

— Soit. Alors, expliquez-moi pourquoi vous êtes si pudique, vous?

— Qu'est-ce que vous me chantez là?

— Mais oui. Cela fait soixante ans que vous êtes écri­vain à part entière et ceci est votre première interview. Vous ne figurez jamais dans les journaux, vous ne fré quentez aucun cercle littéraire ou non littéraire, à vrai dire, vous ne quittez cet appartement que pour faire des emplettes. On ne vous connaît même aucun ami. Si ce n'est pas de la pudeur, qu'est-ce que c'est?

— Vos yeux se sont-ils habitués à l'obscurité? Dis­tinguez-vous mon visage à présent?

— Oui, vaguement.

— Tant mieux pour vous. Apprenez, monsieur, que si j'étais beau, je ne vivrais pas reclus ici. En fait, si j'avais été beau, je ne serais jamais devenu écrivain. J'aurais été aventurier, marchand d'esclaves, barman, coureur de dots.

— Ainsi, vous établissez un lien entre votre physique et votre vocation?

— Ce n'est pas une vocation. Ça m'est venu quand j'ai constaté ma laideur.

— Quand l’avez-vous constatée?

— Très vite. J'ai toujours été laid.

— Mais vous n'êtes pas si laid.

— Vous êtes délicat, vous au moins.

— Enfin, vous êtes gros, mais pas laid.

— Qu'est-ce qu'il vous faut? Quatre mentons, des yeux de cochon, un nez comme une patate, pas plus de poil sur le crâne que sur les joues, la nuque plissée de bourrelets, les joues qui pendent - et, par égard pour vous, je me limite au visage.

— Vous avez toujours été aussi gros?

— A dix-huit ans, j'étais déjà comme ça - vous pou­vez dire obèse, ça ne me vexe pas.

— Oui, obèse, mais on vous regarde sans frémir.

— Je vous accorde que je pourrais être plus répugnant encore: je pourrais être couperosé, verruqueux...

— Or, votre peau est très belle, blanche, nette, on devine qu'elle est douce au toucher.

— Un teint d'eunuque, cher monsieur. Il y a quelque chose de grotesque à avoir une telle peau sur le visage, en particulier sur un visage joufflu et imberbe: en fait, ma tête ressemble à une belle paire de fesses, lisses et molles. C'est une tête qui prête plus à rire qu'à vomir; parfois, j'aurais préféré prêter à vomir. C'est plus tonique.

— Je n'aurais jamais cru que vous souffriez de votre aspect.

— Je n'en souffre pas. La souffrance est pour les autres, pour ceux qui me voient. Moi, je ne me vois pas. Je ne me regarde jamais dans les miroirs. Je souf­frirais si j'avais choisi une autre vie; pour la vie que je mène, ce corps me convient.

— Auriez-vous préféré choisir une autre vie?

— Je ne sais pas. Il m'arrive de penser que toutes les vies se valent. Ce qui est certain, c'est que je n'ai pas de regret. Si j'avais à nouveau dix-huit ans et le même corps, je recommencerais, je reproduirais exactement ce que j'ai vécu - pour autant que j'aie vécu.

— Écrire, ce n'est pas vivre?

— Je suis mal placé pour répondre à cette question. Je n'ai jamais rien connu d'autre.

— Vingt-deux romans de vous ont déjà été édités, et d'après ce que vous me dites il y en aura plus encore. Parmi la foule de personnages qui animent cette uvre immense, y en a-t-il un auquel vous ressemblez plus particulièrement?

— Aucun.

— Vraiment? Je vais vous faire un aveu: il y a un de vos personnages qui me paraît votre sosie.

— Ah.

— Oui, le mystérieux vendeur de cire, dans La Crucifixion sans peine.

— Lui? Quelle idée absurde.

— Je vais vous dire pourquoi: quand c'esl lui qui parle, vous écrivez toujours «crucifiction».

— Et alors?

— Il n'est pas dupe. Il sait que c'est une fiction.

— Le lecteur aussi le sait. Il ne me ressemble pas pour autant.

— Et cette manie qu'il a de faire des moulages de cire des visages des crucifiés - c'est vous, n'est-ce pas?

— Je n'ai jamais fait de moulages de crucifiés, je vous assure.

— Naturellement, mais c'est la métaphore de ce que vous faites.

— Que savez-vous des métaphores, jeune homme?

— Mais... ce que tout le monde en sait.

— Excellente réponse. Les gens ne savent rien des métaphores. C'est un mot qui se vend bien, parce qu'il a fière allure. «Métaphore»: le dernier des illettrés sent que ça vient du grec. Un chic fou, ces étymologies bidon - bidon, vraiment: quand on connaît l'effroyable polysémie de la préposition meta et les neutralités fac­totum du verbe phero, on devrait, pour être de bonne foi, conclure que le mot «métaphore» signifie absolu­ment n'importe quoi. D'ailleurs, à entendre l'usage qui en est fait, on arrive à des conclusions identiques.

— Que voulez-vous dire?

— Ce que j'ai dit, très exactement. Je ne m'exprime pas par métaphores, moi.

— Mais ces moulages de cire, alors?

— Ces moulages de cire sont des moulages de cire, monsieur.

— A mon tour d'être déçu, monsieur Tach, car si vous excluez toute interprétation métaphorique, il ne reste de vos uvres que leur mauvais goût.

— Il y a mauvais goût et mauvais goût: il y a le mauvais goût sain et régénérant qui consiste à créer des horreurs à des fins salubres, purgatives, gaies et mâles comme un vomissement bien géré; et puis il y a l'autre mauvais goût, apostolique, qui, offusqué par ce joli dégueulis, a besoin d'une combinaison étanche pour s'y frayer un passage. Ce scaphandrier, c'est la métaphore, qui permet au métaphorien soulagé de s'exclamer: «J'ai traversé Tach de part en part et je ne me suis pas sali!»

— Mais, cela aussi, c'est une métaphore.

— Forcément: j'essaie de défoncer la métaphore avec ses propres armes. Si j'avais voulu jouer au messie, si j'avais dû galvaniser des foules, j'aurais crié: «Cons­crits, ralliez-vous à mon office rédempteur; métaphorisons les métaphores, amalgamons les métaphores, montons-les en neige, faisons-en un soufflé et que ce soufflé gonfle, qu'il gonfle à merveille, qu'il culmine - et qu'enfin il explose, conscrits, qu'il retombe et s'affaisse et déçoive les convives, pour notre plus grande joie!»

— Un écrivain qui hait les métaphores, c'est aussi absurde qu'un banquier qui haïrait l'argent.

— Je suis sûr que les grands banquiers haïssent l'argent. Rien d'absurde là-dedans, au contraire.

— Et les mots, pourtant, vous les aimez?

— Ah, j'adore les mots, mais ça n'a rien à voir. Les mots, ce sont les belles matières, les ingrédients sacrés.

— Alors la métaphore, c'est la cuisine - et vous aimez la cuisine.

— Non, monsieur, la métaphore n'est pas la cuisine – la cuisine, c'est la syntaxe. La métaphore, c'est la mau­vaise foi; c'est mordre dans une tomate et affirmer que cette tomate a le goût du miel, ensuite manger du miel et affirmer que ce miel a le goût du gingembre, puis croquer du gingembre et affirmer que ce gingembre a le goût de la salsepareille, après quoi...

— Oui, j'ai compris, inutile de continuer.

— Non, vous n'avez pas compris: pour vous faire comprendre ce qu'est réellement une métaphore, je devrais continuer ce petit jeu pendant des heures, parce que les métaphoriens, eux, n'arrêtent jamais, ils conti­nuent aussi longtemps qu'un bienfaiteur ne leur a pas cassé la gueule.

— Le bienfaiteur, c'est vous, j'imagine?

— Non. J'ai toujours été un peu trop mou et gentil.

— Gentil, vous?

— Effroyablement. Je ne connais personne d'aussi gentil que moi. Cette gentillesse est effroyable car ce n'est jamais par gentillesse que je suis gentil, c'est par lassitude et surtout par peur de l'exaspération. Je suis prompt à m'exaspérer et je vis très mal ces exaspéra­tions, alors je les évite comme la peste.

— Vous méprisez la gentillesse?

— Vous ne comprenez rien à ce que je raconte. J'admire la gentillesse qui a pour origine la gentillesse ou l'amour. Mais connaissez-vous beaucoup de gens qui la pratiquent, cette gentillesse-là? Dans l'immense majorité des cas, quand les humains sont gentils, c'est pour qu'on leur fiche la paix.

— Admettons. Ceci ne me dit toujours pas pourquoi le vendeur de cire faisait des moulages de crucifiés.

— Pourquoi pas? Il n'y a pas de sot métier. Vous êtes bien journaliste, vous. Est-ce que je vous demande pourquoi?

— Vous le pouvez. Je suis journaliste parce qu'il y a une demande, parce que des gens s'intéressent à mes articles, parce qu'on me les achète, parce que cela me permet de communiquer une information.

— A votre place, je ne m'en vanterais pas.

— Enfin, monsieur Tach, il faut bien vivre!

— Vous trouvez?

— C'est ce que vous faites, non?

— Ça reste à prouver.

— C'est ce que fait votre vendeur de cire, en tout cas.

— Vous y tenez, à ce brave vendeur de cire. Pourquoi fait-il des moulages de crucifiés? Pour des raisons que je suppose inverses aux vôtres: parce qu'il n'y a pas de demande, parce que ça n'intéresse pas les gens, parce qu'on ne les lui achète pas, parce que ça lui permet de ne communiquer aucune information.

— Une expression de l'absurde, alors?

— Pas plus absurde que ce que vous faites, si vous voulez mon avis – mais le voulez-vous?

— Bien sûr, je suis journaliste.

— Précisément.

— Pourquoi cette agressivité envers les journalistes?

— Pas envers les journalistes, envers vous.

— Qu'ai-je fait pour mériter cela?

— C'est le comble. Vous n'avez pas cessé de m'inju­rier, de me traiter de métaphorien, de me taxer de mauvais goût, de dire que je n'étais pas «si» laid, d'importuner le vendeur de cire et, pire que tout, de prétendre me comprendre.

— Mais... qu'aurais-je dû dire d'autre?

— Ça, c'est votre métier, pas le mien. Quand on est bête comme vous, on ne vient pas harceler Prétextat Tach.

— Vous m'y aviez autorisé.

— Certainement pas. C'est encore cette andouille de Gravelin, qui n'a aucun sens du discernement.

— Au début, vous disiez que c'était un excellent homme.

— Ça n'exclut pas la bêtise.

— Allons, monsieur Tach, ne vous faites pas plus désagréable que vous ne l'êtes.

— Grossier personnage! Sortez immédiatement!

— Mais... l'interview commence à peine.

— Elle n'a que trop duré, malappris! Disparaissez! dites à vos confrères qu'on doit le respect à Prétextat Tach!

Le journaliste déguerpit, la queue entre les jambes.

 

Ses collègues prenaient un verre au café d'en face et ne s'attendaient pas à le voir sortir si tôt; ils lui firent signe. Le malheureux, verdâtre, vint s'écrouler parmi eux.

Après avoir commandé un triple porto flip, il trouva la force de leur raconter sa mésaventure. A cause de la peur il exhalait une odeur épouvantable, qui avait dû être celle de Jonas émergeant de son séjour cétacé. Ses interlocuteurs en étaient incommodés. Eut-il conscience de ce remugle? Lui-même évoqua Jonas:

— Le ventre de la baleine! Je vous assure, tout y était! L'obscurité, la laideur, la peur, la claustro­phobie...

— La puanteur? risqua un confrère.

— C'est la seule chose qui manquait. Mais lui! Lui! Un vrai viscère, ce type! Lisse comme un foie, gonflé comme son estomac doit l'être! Perfide comme une rate, amer comme une vésicule biliaire! Par son simple regard, je sentais qu'il me digérait, qu'il me dissolvait dans les sucs de son métabolisme totalitaire!

— Allons, tu en rajoutes!

— Au contraire, je ne trouverai jamais d'expression assez forte. Si vous aviez vu sa colère finale! Je n'ai jamais vu colère si effrayante: à la fois subite et par­faitement maîtrisée. De la part de ce gros tas, je me serais attendu à des rougeurs, des boursouflures, des difficultés à respirer, des transpirations haineuses. Pas du tout, la fulgurance de cette rage n'avait d'égale que sa frigidité. La voix avec laquelle il m'a ordonné de sortir! Dans mes fantasmes, c'est ainsi que parlaient les empereurs chinois quand ils commandaient une décollation immédiate.

— En tout cas, il t'a donné l'occasion de jouer les héros.

— Vous croyez ça? Je ne me suis jamais senti si lamentable.

Il avala le porto flip et éclata en sanglots.

— Allons, ce n'est pas la première fois qu'on traite un journaliste d'andouille!

— Oh, on m'a déjà sorti bien pire. Mais là – la manière dont il le disait, ce visage lisse et glacial de mépris – , c'était très convaincant!

— Tu permets qu'on écoute l'enregistrement?

Dans un silence religieux, le magnétophone déroula sa vérité, forcément partielle puisque amputée du faciès placide, de l'obscurité, des grosses mains inexpressives, de l'immobilité générale, de tous ces éléments qui avaient contribué à faire puer de peur le pauvre homme. Quand ils eurent fini d'écouter, les collègues, chiens comme des humains, ne manquèrent pas de donner rai­son au romancier, de l'admirer, et chacun y alla de son petit commentaire, sermonnant la victime:

— Ça, mon vieux, tu l'as cherché! Tu lui as parlé littérature comme un manuel scolaire. Je comprends sa réaction.

— Pourquoi as-tu voulu l'identifier à l'un de ses per­sonnages? C'est tellement primaire.

— Et ces questions biographiques, ça n'intéresse plus personne. Tu n'as pas lu Proust, Contre Sainte-Beuve?

— La gaffe, aller lui dire que tu as l'habitude d'inter­viewer des écrivains!

— L'indélicatesse, lui sortir qu'il n'est pas si laid! Un peu de savoir-vivre, mon pauvre vieux!

— Et puis la métaphore! Là, il t'a bien eu. Je ne veux pas te faire de peine, mais tu l'as mérité.

— Franchement, parler de l'absurde à un génie tel que Tach! Quelle tarte à la crème!

— En tout cas, une chose ressort clairement de ton interview ratée: ce type est formidable! Quelle intel­ligence!

— Quelle éloquence!

— Quelle finesse chez cet obèse!

— Quelle concision dans la méchanceté!

— Vous reconnaissez au moins qu'il est méchant? s'écria le malheureux, s'agrippant à cela comme à une dernière planche de salut.

— Pas assez, si tu veux mon avis.

— Je l'ai même trouvé bonhomme avec toi.

— Et drôle. Quand tu as été – excuse-moi – assez niais pour lui dire que tu le comprenais, il aurait pu, en toute légitimité, te sortir une injure bien sonnée. Lui s'est contenté de répliquer avec un humour et un second degré que tu semblés n'avoir même pas été capable de déceler.

Margaritas ante porcos.

C'était la curée. La victime commanda à nouveau un triple porto flip.

 

Prétextat Tach, lui, préférait les alexandra. Il buvait peu mais quand il voulait s'imbiber un rien, c'était tou­jours à l'alexandra. Il tenait à se les préparer lui-même, car il ne faisait pas confiance aux proportions des autres. Cet obèse intransigeant avait coutume de répé­ter, jouissant de hargne, un adage de son cru: «On mesure la mauvaise foi d'un individu à sa manière de doser un alexandra.»

Si l'on appliquait cet axiome à Tach lui-même, on était acculé à conclure qu'il était l'incarnation de la bonne foi. Une seule gorgée de son alexandra eût suffi à mettre knock-out le lauréat d'un concours d'absorp­tion de jaunes d'ufs crus ou de lait concentré sucré. Le romancier en digérait des hanaps sans l'ombre d'une indisposition. A Gravelin qui s'en émerveillait, il avait dit: «Je suis le Mithridate de l'alexandra.

— Mais peut-on encore parler d'alexandra? avait répliqué Ernest.

— C'est la quintessence de l'alexandra, dont la pègre ne connaîtra jamais que d'indignes dilutions.»

A d'aussi augustes sentences, il n'y a rien à ajouter.

 

 

— Monsieur Tach, avant toute chose, je tiens à vous présenter les excuses de la profession entière au nom de ce qui s'est passé hier.

— Que s'est-il donc passé hier?

— Eh bien, ce journaliste qui nous a déshonorés en vous importunant.

— Ah, je me souviens. Un garçon bien sympathique. Quand le reverrai-je?

— Jamais, rassurez-vous. Si cela peut vous faire plai­sir, il est malade comme un chien aujourd'hui.

— Le pauvre garçon! Que lui est-il arrivé?

— Trop de porto flip.

— J'ai toujours su que le porto flip était une crasse. Si j'avais eu connaissance de son goût pour les breu­vages revigorants, je lui aurais préparé un bon alexan­dra: rien de tel pour le métabolisme. Voulez-vous un alexandra, jeune homme?

— Jamais pendant le service, merci.

Le journaliste ne remarqua pas le regard de suspicion intense que lui valut ce refus.

— Monsieur Tach, il ne faut pas en vouloir à notre collègue d'hier. Rares sont les journalistes, il faut bien le dire, qui ont été formés à rencontrer des êtres tels que vous...

— Il ne manquerait plus que ça. Former de braves gens à me rencontrer! Une discipline qui s'appellerait «l'Art d'aborder les génies»! Quelle horreur!

— N'est-ce pas? J'en conclus que vous n'en voulez pas à notre confrère. Merci pour votre indulgence.

— Vous êtes venu pour me parler de votre collègue ou pour me parler de moi?

— De vous, bien sûr, ce n'était qu'un préambule.

— Dommage. Ma foi, cette perspective m'accable tant que j'ai besoin d'un alexandra. Veuillez attendre quelques instants - c'est de votre faute, après tout, vous n'aviez qu'à ne pas me parler d'alexandra, vous m'en avez donné envie avec vos histoires.

— Mais je ne vous ai pas parlé d'alexandra!

— Ne soyez pas de mauvaise foi, jeune homme. Je ne supporte pas la mauvaise foi. Vous ne voulez toujours pas de mon breuvage?

Il ne se rendit pas compte que Tach lui tendait la perche de la dernière chance, et il la laissa passer. Haus­sant ses grosses épaules, le romancier dirigea son fau­teuil roulant vers une sorte de cercueil dont il souleva le couvercle, dévoilant des bouteilles, des boîtes de conserve et des hanaps.

— C'est une bière mérovingienne, expliqua l'obèse, que j'ai aménagée en bar.

Il s'empara de l'une des grandes coupes métalliques, y versa une belle dose de crème de cacao, puis de cognac. Ensuite, il eut un regard futé pour le journaliste.

— Et maintenant, vous allez connaître le secret du chef. Le commun des mortels incorpore un dernier tiers de crème fraîche. Je trouve ça un peu lourd, alors j'ai remplacé cette crème par une dose équivalente de... (il empoigna une boîte de conserve) lait concentré sucré (il joignit le geste à la parole).

— Mais ce doit être atrocement écurant! s'exclama le journaliste, aggravant son cas.

— Cette année, l'hiver est doux. Quand il est rude, j'agrémente mon alexandra d'une grosse noix de beurre fondu.

— Pardon?

— Oui. Le lait concentré est moins gras que la crème, alors il faut compenser. En fait, comme nous sommes quand même le 15 janvier, j'aurais théoriquement droit à ce beurre, mais il faudrait pour cela que j'aille à la cuisine et que je vous laisse seul, ce qui serait incon­venant. Je me passerai donc de beurre.

— Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi.

— Non, tant pis. En l'honneur de l'ultimatum qui expire ce soir, je me priverai de beurre.

— Vous vous sentez concerné par la crise du Golfe?

— Au point de ne pas ajouter de beurre dans mon alexandra.

— Vous suivez les nouvelles à la télévision?

— Entre deux séquences de publicités, il m'arrive de subir quelques informations.

— Que pensez-vous de la crise du Golfe?

— Rien.

— Mais encore?

— Rien.

— Cela vous est indifférent?

— Pas du tout. Mais ce que je pourrais en penser n'a aucun sens. Ce n'est pas à un obèse impotent qu'il faut demander son opinion sur cette crise. Je ne suis ni géné­ral ni pacifiste ni pompiste ni irakien. En revanche, si vous m'interrogez sur l'alexandra, je serai brillant.

Pour conclure cette belle envolée, le romancier porta le hanap à ses lèvres et avala quelques goulées goulues.

— Pourquoi buvez-vous dans du métal?

— Je n'aime pas la transparence. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je suis si gros: j'aime qu'on ne voie pas à travers moi.

— A ce propos, monsieur Tach, j'ai envie de vous poser la question que tous les journalistes aimeraient vous poser mais qu'aucun n'oserait vous poser.

— Combien je pèse?

— Non, ce que vous mangez. On sait que cela occupe une place immense dans votre vie. La gastronomie et sa conséquence naturelle, la digestion, sont au cur de certains de vos romans récents comme Apologétique de la dyspepsie, uvre qui me semble receler un condensé de vos préoccupations métaphysiques.

— C'est exact. Je considère que la métaphysique est le mode d'expression privilégié du métabolisme. Dans le même ordre d'idées, puisque le métabolisme se divise en anabolisme et en catabolisme, j'ai scindé la méta­physique en anaphysique et en cataphysique. Il ne faut pas y voir une tension dualiste mais les deux phases obligées et, ce qui est plus inconfortable, simultanées d'un processus de pensée voué à la trivialité.

— Ne faut-il pas y voir aussi une allusion à Jarry et à la pataphysique?

— Non, monsieur. Je suis un écrivain sérieux, moi, répondit le vieillard sur un ton glacial, avant de s'imbi­ber à nouveau d'alexandra.

— Donc, monsieur Tach, si vous le voulez bien, pour­riez-vous ébaucher les étapes digestives d'une de vos journées habituelles?

Il y eut un silence solennel, pendant lequel le roman­cier sembla réfléchir. Puis il commença à parler, très grave, comme s'il révélait un dogme secret:

— Le matin, je me réveille vers 8 heures. Tout d'abord, je vais aux waters vider ma vessie et mes intes­tins. Désirez-vous des détails?

— Non, je crois que cela suffira.

— Tant mieux, parce que c'est une étape certes indispensable dans le processus digestif, mais absolument dégueulasse, vous pouvez m'en croire.

— Je vous crois sur parole.

— Heureux ceux qui croient sans avoir vu. Après m'être talqué, je vais m'habiller.

— Vous portez toujours ce peignoir d'intérieur?

— Oui, sauf quand je sors faire les courses.

— Votre infirmité ne vous dérange pas pour ces opé­rations?

— J'ai eu le temps de m'y habituer. Ensuite, je me dirige vers la cuisine et je prépare le petit déjeuner. Avant, quand je passais mes journées à écrire, je ne cuisinais pas, je mangeais des nourritures frustes, comme des tripes froides...

— Des tripes froides le matin?

— Je comprends votre étonnement. Il faut bien vous dire qu'à cette époque, écrire était l'essentiel de mes préoccupations. Mais aujourd'hui il me répugnerait de manger des tripes froides le matin. Depuis vingt ans, j'ai pris l'habitude de me les faire rissoler pendant une demi-heure, dans de la graisse d'oie.

— Des tripes à la graisse d'oie au petit déjeuner?

— C'est excellent.

— Et avec ça, un alexandra?

— Non, jamais en mangeant. Du temps où j'écrivais, je prenais un café fort. A présent, je préfère un lait de poule. Ensuite, je sors faire les commissions et je passe la matinée à me mitonner des mets raffinés pour le déjeuner: beignets de cervelle, rognons en daube...

— Des desserts compliqués?

— Rarement. Je ne bois que du sucré, alors je n'ai pas tellement envie de dessert. Et puis, entre les repas, je prends parfois des caramels. Quand j'étais jeune, je pré­férais les caramels écossais, exceptionnellement durs. Hélas, avec l'âge, j'ai dû me rabattre sur les caramels mous, au demeurant excellents. Je prétends que rien ne peut remplacer cette impression d'enlisement sensuel concomitant à la paralysie des mâchoires provoquée par la mastication des English toffees... Notez ce que je viens de dire, il me semble que ça sonnait bien.

— Inutile, tout est enregistré.

— Comment? Mais c'est malhonnête! Je ne peux même pas dire de bêtises, alors?

— Vous n'en dites jamais, monsieur Tach.

— Vous êtes flatteur comme un sycophante, monsieur.

— Je vous en prie, poursuivez donc votre chemin de croix digestif.

— Mon chemin de croix digestif? Bien trouvé, ça. Ne l'auriez-vous pas piqué dans l'un de mes romans?

— Non, c'est de moi.

— Ça m'étonnerait. On jurerait du Prétextat Tach. Il y eut un temps où je connaissais mes uvres par cur... Hélas, on a l'âge de sa mémoire, n'est-ce pas? Et non de ses artères, comme disent les imbéciles. Voyons, «chemin de croix digestif», où donc ai-je écrit ça?

— Monsieur Tach, quand bien même vous l'auriez écrit, je n'en aurais pas moins de mérite à l'avoir dit, vu que –

Lé journaliste s'arrêta en se mordant les lèvres.

— ... vu que vous n'avez jamais rien lu de moi, n'est-ce pas? Merci, jeune homme, c'est tout ce que je voulais savoir. Qui êtes-vous pour avaler une sornette aussi énorme? Moi, inventer une expression aussi médiocre, aussi clinquante que «chemin de croix digestif»? C'est du niveau d'un théologien de seconde zone comme vous. Enfin, je constate avec un soulagement un peu sénile que le monde littéraire n'a pas changé: c'est encore et tou­jours le triomphe de ceux qui font semblant d'avoir lu Machin. Seulement, à votre époque, vous n'avez plus de mérite: il existe aujourd'hui des brochures qui permettent à des analphabètes de parler des grands auteurs avec toutes les apparences d'une culture moyenne. C'est d'ailleurs là où vous vous trompez: je considère comme un mérite le fait de ne pas m'avoir lu. J'aurais une cha­leureuse admiration pour le journaliste qui viendrait m'interroger sans même savoir qui je suis, et qui ne cacherait pas cette ignorance. Mais ne rien savoir de moi à part ces espèces de milk-shakes déshydratés - «Rajou­tez de l'eau et vous obtiendrez un milk-shake prêt à l'emploi» - , peut-on imaginer plus médiocre?

— Essayez de comprendre. Nous sommes le 15 et la nouvelle de votre cancer est tombée le 10. Vous avez déjà édité vingt-deux gros romans, il aurait été impos­sible de les lire en si peu de temps, surtout en cette période tourmentée où nous guettons les moindres informations du Moyen-Orient.

— La crise du Golfe est plus intéressante que mon cadavre, je vous l'accorde. Mais le temps que vous avez passé à potasser les brochures qui me résument, vous auriez été mieux inspiré de le consacrer à lire ne serait-ce que dix pages d'un de mes vingt-deux livres.

— Je vais vous faire un aveu.

— Inutile, j'ai compris: vous avez essayé et vous avez démissionné avant même d'avoir atteint la page 10, c'est ça? Je l'ai deviné depuis que je vous ai vu. Je reconnais à l'instant les gens qui m'ont lu: ça se lit sur leur visage. Vous, vous n'aviez l'air ni accablé, ni guil­leret, ni gros, ni maigre, ni extatique: vous aviez l'air sain. Vous ne m'aviez donc pas plus lu que votre collègue d'hier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en dépit de tout, j'ai encore des traces de sympathie pour vous. J'en ai d'autant plus que vous avez abandonné avant la page 10: ça dénote une force de caractère dont je n'ai jamais été capable. En outre, la tentative d'aveu - superflu - vous honore. En fait, je vous eusse pris en grippe si, m'ayant bel et bien lu, vous fussiez tel que je vous vois. Mais trêve de subjonctifs risibles. Nous en étions à ma digestion, si j'ai bonne mémoire.

— C'est cela. Aux caramels, plus précisément.

— Eh bien, quand j'ai achevé le déjeuner, je prends la direction du fumoir. C'est l'un des sommets de la journée. Je ne tolère vos interviews que le matin, car l'après-midi, je fume jusqu'à 17 heures.

— Pourquoi jusqu'à 17 heures?

— A 17 heures arrive cette stupide infirmière qui croit utile de me laver de pied en cap: encore une idée de Gravelin. Un bain quotidien, vous vous rendez compte? Vanitas vanitatum sed omnia vanitas. Alors, je me venge comme je peux, je m'arrange à puer le plus pos­sible pour incommoder cette oie blanche, je truffe mon déjeuner de gousses d'ail entières, m'inventant des complications circulatoires, et puis je fume comme un Turc jusqu'à l'intrusion de ma lavandière.

Il eut un rire ignoble.

— Ne me dites pas que vous fumez autant dans l'uni­que but d'asphyxier cette malheureuse?

— Ce serait une raison suffisante, mais la vérité, c'est que j'adore fumer le cigare. Si je ne choisissais pas de fumer à ces heures-là, il n'y aurait rien de pernicieux à cette activité - je dis bien activité, car pour moi, fumer est une occupation à part entière, pendant laquelle je ne tolère aucune visite, aucune diversion.

— C'est très intéressant, monsieur Tach, mais ne nous égarons pas: vos cigares ne concernent pas votre diges­tion.

— Vous croyez? Je n'en suis pas si sûr. Enfin, si ça ne vous intéresse pas... Et mon bain, ça vous intéresse?

— Non, à moins que vous ne mangiez le savon ou buviez l'eau de rinçage.

— Vous vous rendez compte que cette salope me met à poil, frotte mes bourrelets, douche mon arrière-train? je suis sûr que ça la fait jouir, de mariner un obèse sans défense, nu et imberbe. Ces infirmières sont toutes des obsédées. C'est pour ça qu'elles choisissent ce sale métier.

— Monsieur Tach, je crois que nous nous égarons à nouveau...

— Je ne suis pas d'accord. Cet épisode quotidien est si pervers que ma digestion en est perturbée. Rendez-vous compte! Je suis seul et nu comme un ver dans la flotte, humilié, monstrueusement adipeux devant cette créature vêtue, qui chaque jour me déshabille avec cette expression hypocritement professionnelle pour dissi­muler qu'elle trempe sa culotte, si tant est que cette chienne en porte une, et quand elle rentre à l'hôpital, je suis sûr qu'elle raconte les détails à ses copines - des salopes, elles aussi - et peut-être même qu'elles...

— Monsieur Tach, je vous en prie!

— Ça, mon cher, ça vous apprendra à m'enregistrer. Si vous preniez des notes comme un journaliste honnête, vous pourriez censurer les horreurs séniles que je vous raconte. En revanche, avec votre machine, pas moyen de faire le tri entre mes perles et mes cochonneries.

— Et après le départ de l'infirmière?

— Après, déjà? Vous allez vite en besogne. Après, il est passé 18 heures. La salope m'a mis en pyjama, comme les bébés qu'on lave et qu'on emballe dans une barboteuse avant de leur donner leur dernier biberon. A cette heure-là, je me sens tellement infantile que je joue.

— Vous jouez? A quoi?

— A n'importe quoi. Je fais des parcours avec ma chaise roulante, j'organise un slalom, je joue aux fléchettes - regardez le mur, derrière vous, vous verrez les dégâts - ou alors, suprême délice, je déchire les mau­vaises pages des classiques.

— Comment?

— Oui, j'expurge. La Princesse de Clèves, par exem­ple: voilà un roman excellent mais beaucoup trop long. Je suppose que vous ne l'avez pas lu, alors je vous recommande la version raccourcie par mes soins: un chef-d'uvre, une quintessence.

— Monsieur Tach, que diriez-vous si, dans trois siè­cles, on arrachait à vos romans des pages jugées super­flues?

— Je vous mets au défi de trouver une page superflue dans mes livres.

— Madame de La Fayette vous eût dit la même chose.

— Vous n'allez pas me comparer à cette midinette?

— Mais enfin, monsieur Tach...

— Voulez-vous connaître mon rêve secret? Un auto­dafé. Un bel autodafé de mon uvre entière! Ça vous la coupe, hein?

— Bien. Et après ces divertissements?

— Vous êtes obsédé par la nourriture, ma parole! Dès que je vous parle d'autre chose, vous me ramenez à la bouffe.

— Cela ne m'obsède pas du tout, mais nous avions commencé sur ce sujet, alors, il faut aller jusqu'au bout.

— Ça ne vous obsède pas? Vous me décevez, jeune homme. Parlons donc bouffe, puisque ça ne vous obsède pas. Quand j'ai bien expurgé, bien lancé mes fléchettes, bien slalomé, bien joué, quand ces activités éducatives m'ont fait oublier l'horreur du bain, j'allume la télévision, comme les petits enfants qui regardent leurs émissions débiles avant leur panade ou leurs nouilles alphabétiques. A cette heure-là, c'est très inté­ressant. Il y a des publicités à n'en plus finir, surtout des publicités alimentaires. Je zappe de manière à me constituer la séquence publicitaire la plus longue du monde: avec les seize chaînes européennes, il est tout à fait possible, en zappant intelligemment d'avoir une demi-heure de réclames sans interruption. C'est un mer­veilleux opéra multilingue: le shampooing hollandais, les biscuits italiens, la lessive biologique allemande, le beurre français, etc. Je me régale. Quand les pro­grammes deviennent stupides, j'éteins. Mis en appétit par la centaine de publicités que j'ai vues, j'entreprends de me nourrir. Vous êtes content, hein? Vous auriez dû voir votre tête, quand je faisais semblant de m'égarer à nouveau. Rassurez-vous, vous l'aurez, votre scoop. Mais le soir, je mange assez léger. Je me contente de choses froides, telles que des rillettes, du gras figé, du lard cru, l'huile d'une boîte de sardines - les sardines, je n'aime pas tellement, mais elles parfument l'huile: je jette les sardines, je garde le jus, je le bois nature. Juste ciel, qu'avez-vous?

— Rien. Continuez, je vous prie.

— Vous avez mauvaise mine, je vous assure. Avec ça, je bois un bouillon très gras que je prépare à l'avance: je fais bouillir pendant des heures des couennes, des pieds de porc, des croupions de poulet, des os à moelle avec une carotte. J'ajoute une louche de saindoux, j'enlève la carotte et je laisse refroidir durant vingt-quatre heures. En effet, j'aime boire ce bouillon quand il est froid, quand la graisse s'est durcie et forme un couvercle qui rend les lèvres luisantes. Mais ne vous en faites pas, je ne gaspille rien, n'allez pas croire que je jette les délicates viandes. Après cette longue ébullition, elles ont gagné en onctuosité ce qu'elles ont perdu en suc: c'est un régal que ces croupions de pou­let dont le gras jaune a acquis une consistance spon­gieuse... Qu'avez-vous donc?

— Je... je ne sais pas. De la claustrophobie, peut-être. Ne pourrait-on pas ouvrir une fenêtre?

— Ouvrir une fenêtre, un 15 janvier? Vous n'y pensez pas. Cet oxygène vous tuerait. Non, je sais ce qu'il faut dans votre cas.

— Permettez que je sorte un instant.

— Pas question, restez au chaud. Je vais vous préparer un alexandra à ma façon, avec du beurre fondu.

A ces mots, le teint livide du journaliste vira au vert: il décampa en courant, plié en deux, la main sur la bouche.

Tach roula pleins gaz jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la rue et eut la satisfaction intense de contempler le malheureux vomir à genoux, terrassé.

L'obèse murmura dans ses quatre mentons, en jubi­lant:

— Quand on est une petite nature, on ne vient pas se mesurer à Prétextat Tach.

Occulté derrière le rideau de voile, il pouvait se livrer au délice de voir sans être vu, et il vit deux hommes jaillir du café d'en face et se précipiter vers leur collè­gue qui, les entrailles vidées, gisait à même le trottoir à côté de son magnétophone qu'il n'avait pas éteint: il avait donc enregistré le bruit du vomissement.

 

 

Étendu sur une banquette du bistrot, le journaliste se remettait tant bien que mal. Il répétait parfois, l'il torve:

— Ne plus manger... Ne plus jamais manger...

On lui fit boire un peu d'eau tiède qu'il examina avec suspicion. Les confrères voulurent écouter la bande; il s'interposa:

— Pas en ma présence, je vous en supplie.

On téléphona à l'épouse de la victime qui vint le chercher en voiture; quand il eut déserté, on put enfin mettre le magnétophone en marche. Les propos de l'écrivain suscitèrent dégoût, rire et enthousiasme:

— Ce type est une mine d'or. Voilà ce que j'appelle une nature.

— Il est merveilleusement abject.

— En voilà au moins un qui échappe à la soft idéo­logie.

— Et à l'idéologie light!

— Il a une manière de désarçonner l'adversaire!

— Il est très fort. Je n'en dirais pas autant de notre ami. Il est vraiment tombé dans tous les pièges.

— Je ne voudrais pas médire d'un absent, mais quel besoin d'aller lui poser ces questions alimentaires! Je comprends que le gros ne se soit pas laissé faire. Quand on a la chance d'interroger un tel génie, on ne lui parle pas de bouffe.

En leur for intérieur, les journalistes étaient enchantés de ne pas avoir dû passer en premier ou en deuxième lieu. Dans le secret de leur bonne foi, ils savaient que, s'ils avaient été à la place des deux malheureux, ils eussent abordé les mêmes sujets, certes stupides, mais obligés, et ils étaient ravis de ne plus avoir à se charger de ce sale boulot: on leur laissait le beau rôle et ils en profiteraient, ce qui ne les empêchait pas de s'amuser un peu aux dépens des victimes.

Ainsi, en cette journée terrible où le monde entier tremblait à l'idée de la guerre imminente, un vieillard adipeux, paralytique et désarmé avait réussi à détourner du Golfe l'attention d'une poignée de prêtres médiati­ques. Il y en eut même un qui, en cette nuit de toutes les insomnies, se coucha à jeun et dormit du sommeil lourd et épuisant des hépatiques, sans la moindre pen­sée pour ceux qui allaient mourir.

Tach exploitait à fond les ressources peu connues de l'écurement. Le gras lui servait de napalm, l'alexandra d'arme chimique. Ce soir-là, il se frotta les mains comme un stratège heureux.

 

 

— Alors, la guerre a commencé?

— Pas encore, monsieur Tach.

— Elle va commencer, quand même?

— A vous entendre, on croirait que vous l'espérez.

— J'ai horreur des promesses non tenues. Une bande de rigolos nous a promis une guerre pour le 15 à minuit. Nous sommes le 16 et il ne s'est rien passé. On se fout de la gueule de qui? Des milliards de téléspectateurs sont aux aguets.

— Êtes-vous pour cette guerre, monsieur Tach?

— Aimer la guerre! Enorme! Comment peut-on aimer la guerre? Quelle question ridicule et inutile! Vous en connaissez, vous, des gens qui aiment la guerre? Pourquoi ne pas me demander si je mange du napalm au petit déjeuner, tant que vous y êtes?

— Sur le chapitre de votre alimentation, nous sommes déjà fixés.