La signification en tant que structure. La majorité des linguistes envisage la-signification comme un des ingrédients du mot

Ceux qui voudraient dépouiller le mot de son contenu sémantique et l'interpréter de phénomène purement formel ne tiennent pas compte de la fonction essentielle de la langue - celle de communication. C'est le cas de certains structuralistes américains qui ont exclu la catégorie de la signification de leurs recherches. Les études purement formelles des phénomènes linguistiques présentent la langue d'une façon tronquée, incomplète. Ainsi le renoncement à la signification cause de grands inconvénients. Un linguiste, pour peu qu'il veuille connaître la nature des faits qu'il se propose d'étudier, ne saurait se borner à l'examen du plan « expression » et devra pénétrer plus avant le plan « contenu ». Souvenons-nous des paroles de L. Chtcherba au sujet du mot ; il disait que celui qui renonce à la catégorie de la signification en tue l'âme. E. Benveniste a trouvé une autre image pour rendre la même idée : « Voici que surgit le problème qui hante toute la linguistique moderne, le rapport forme : sens que maints linguistes voudraient réduire à la seule notion de forme, mais sans parvenir à se délivrer de son corrélat, le sens. Que n'a-t-on tenté pour éviter, ignorer, ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent » .

La linguistique française n'est jamais allée jusqu'à exclure la signifi-de la langue. Toutefois les termes « sens » et « signification » du fmot n'y ont pas reçu de définition précise. Certains linguistes les em-ploient sans commentaire comme si ces notions ne soulevaient aucun doute ; d'autres éludent consciemment le problème. Il est connu que F. de ? Saussure, « pour ne pas s'embrouiller dans toutes les controverses insti-fluées à ce sujet avait préféré ne pas faire allusion à la signification ou au liens des mots. Il avait parlé de « signifié » et de « signifiant ». »

Dans la linguistique russe ce problème n'a pas été seulement posé mais largement élaboré.

Les linguistes paraissent s'entendre pour attribuer à tout mot une signification soit lexicale, soit grammaticale. On reconnaît que les mots sont porteurs de significations grammaticales lorsqu'ils expriment des fapports entre les notions et les jugements ou bien quand ils servent à I déterminer les notions.

Les linguistes conçoivent différemment la signification lexicale du mot.

Il est évident que la signification du mot n 'est pas l'objet ni le phénomène auquel elle s'associe ; ce n'est point une substance matérielle, mais i contenu idéal. Il reste pourtant vrai que sans ces objets et phénomènes ie la réalité les significations des mots n'existeraient pas. Cette thèse est légalement valable pour les mots exprimant des notions réelles et irréelles.

La signification du mot n'est point non plus le lien entre 1`enveloppe onore d'un mot et les objets ou phénomènes de la réalité, quoique cette wnion soit assez répandue. Par lui-même ce lien entre l'enveloppe so-are des mots et les objets et phénomènes de la réalité, ne peut expliquer la diversité des significations [9, c. 1 0. 57. 15 1]. La signification est avant ut une entité idéale qui ne peut s'identifier avec quelque rapport. Il est utefois indispensable d'en préciser la nature.

Tout en reconnaissant la faculté généralisatrice du mot on oppose arfois la signification à la notion, la première étant interprétée comme catégorie linguistique et la seconde, comme catégorie logique. Seuls les Ilermes seraient susceptibles d'exprimer des notions, alors que lamajonté Ifies mots exprimeraient des significations. En effet, la signification des termes se distingue de celle des mots non terminologiques par son caractère scientifique et universel, il n'en reste pas moins vrai que tout mot ïète la réalité objective, qu'il soit un terme ou non. C'est pourquoi tout fmot en tant que généralisateur se rattache nécessairement à la notion. On peut dire que la notion rendue par un mot constitue le composant fondamental de sa signification. Il est notoire que les notions (précisément les notions coutumières) exprimées par des mots correspondants appartenant à des langues différentes ne coïncident pas-toujours exactement, ce qui se fait infailliblement sentir dans la signification de ces mots Ainsi, pour le mot russe pyxa nous aurons en français bras et main ; pour нога - jambe et pied. Les Français distinguent la rivière et le fleuve ; les Russes ne font pas cette différence, ils emploient dans les deux cas le mot река. Des cas fréquents se présentent lorsqu'un mot, exprimant dans une langue une notion de genre, correspond dans une autre à plusieurs mots rendant des notions d'espèce. On assiste souvent à ce phénomène lorsqu'on passe du français au russe, ce qui s'explique par le caractère abstrait du lexique français dû à des facteurs essentiellement historiques. Le verbe français cuire veut dire « préparer quelque chose par le moyen du feu ». Il n'y a pas de verbe russe correspondant ; les verbes варить, жарить, обжигать (кирпич) n'expriment que des éléments ou certains aspects de la notion rendue par cuire. Il est évident que le sens d'un mot dépend directement de la notion à laquelle ce mot se rattache. Toutefois la notion n'est pas toujours l'unique ingrédient du sens. Les linguistes qui ramènent le sens du mot à la notion qu'il exprime en excluent les « nuances » émotionnelles. Cette conception appauvrit le contenu idéal du mot.

Nous avons établi que la fonction affective était propre aux mots à côté de la fonction cognitive Ce sont précisément ces deux fonctions qui déterminent le sens du mot. Notons pourtant que la valeur affective ne fait pas nécessairement partie du sens d'un mot. En dehors du sens resteront les nuances émotionnelles qu'un mot peut prendre éventuellement dans un contexte déterminé, mais qui ne sont guère un élément constant de leur contenu sémantique. Ainsi dans « L'Ile des Pingouins » les mots pingouin et marsouin, stylistiquement neutres dans le système du vocabulaire, prennent une tonalité affective sous la plume d'A. France du fait que pingouin fait penser à des qualités telles que la naïveté, la simplicité, et le sens étymologique de marsouin est « cochon de mer ». Dans l'œuvre de récrivain ces mots acquièrent une valeur symbolique, le premier étant une allusion aux Français et le second - aux Anglais.

À titre d'exemple citons un fragment tiré d' « Un amour de Swann » de Marcel Proust. Le héros du roman s'aperçoit qu'Odette, qui éveille en lui un sentiment tout nouveau, ressemble de façon frappante à la Zéphora de Botticelli : « ... et bien qu'il ne tînt sans doute au chef-d'œuvre florentin que parce qu'il le trouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait délicieuse... Le mot d' « œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l'image d'Odette dans un monde de rêves où elle n'avait pas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de tuioblesse. »

Dans cet extrait les paroles « œuvre florentine » sont pourvues d'une ivaleur affective que l'auteur leur confère consciemment. Toutefois cette Ivaleur affective occasionnelle ne fait pas partie de leur sens, elle reste en bnarge de la structure de leur signification. Nous pouvons dire avec Ij>. UÏImann que les fonctions affectives du langage sont aussi fondamenta-|4es que les fonctions intellectuelles (« Précis de sémantique française ». - Berne, 1959, p. 147).

Étant donné que les deux fonctions psychiques (intellectuelle et émo-t tive) du mot en déterminent le sens, ce dernier peut être logico-substantiel. [ affectif ou l'un et l'autre à la fois. Ainsi homme, arbre, électricité, rouge, grand, travailler, parler-ontun sens logico-substantiel ; les interjections sont seules à pouvoir exprimer un sens purement affectif; le sens de haridelle, minois, se fagoter est logico-substantiel et affectif. Remarquons que certains linguistes attribuent à tort à des mots tels que chagrin, douleur, mort, mourir, pleurer, etc. des nuances d'ordre émotionnel. Si haridelle et se fagoter traduisent effectivement nos sentiments vis-à-vis des phénomènes dénommés, chagrin, mourir rendent uniquement la notion d'un état ou d'un sentiment et non pas notre attitude émotionnelle vis-à-vis de ces phénomènes.

Quant aux noms propres des êtres animés, ainsi que nous l'avons déjà constaté, ils seront privés de sens au niveau de la langue-système et auront un sens logico-substantiel au niveau de la parole. Le contenu idéal d'ordre intellectuel et émotif détermine dans une large mesure l'emploi du mot avec les autres mots. Ceci est surtout évident lorsqu'on confronte les particularités du fonctionnement des mots à signification voisine. Prenons en guise d'exemples les verbes à sens très proche : échapper et réchapper. Le premier suppose un danger tout proche, menaçant mais qui ne vous a pas encore atteint, le deuxième - un danger mortel qu'on a évité par chance. C'est pourquoi on dira échapper à un danger et réchapper à la mort. Les adjectifs fragile et frêle sont des synonymes qui se distinguent assez nettement par leurs nuances notionnelles. Si fragile suppose peu de solidité, le danger d'être facilement brisé ou de périr, frêle se dit plutôt de ce qui se soutient à peine que de ce qui se brise facilement. C'est pourquoi on dira « la porcelaine est fragile », mais « le roseau est frêle ». Comparons aussi effleurer, frôler, friser qui à quelques nuances près rendent la même idée de « toucher légèrement ». Effleurer signifie « toucher légèrement à la superficie volontairement ou non », frôler ajoute au sens de effleurer les nuances « en passant rapidement », friser signifie « frôler en produisant des vibrations ». C'est pourquoi il est correct d'employer seulement effleurer dans « // effleura son front, ses yeux, puis ses joues de baisers lents, légers » ( Maupassant). Le verbe frôler est bien à sa place dans « La jupe qui se hâte frôle une tombe... » ( J. Romain). Friser rend la nuance qui lui est propre dans « Le vent qui ne fait que friser l'eau en ride la surface » ( Dict. de l'Académie). Citons encore ébouillanter, échauder et blanchir. En plus de « passer à l'eau froide », sens rendu par ces verbes, blanchir ajoute la nuance « pour ôter l'âcre-té », c'est pourquoi il est employé de préférence lorsqu'on parle de certaines denrées ; ainsi on dira blanchir les choux.

Les distinctions notionnelles expliquent aussi les divergences dans l'emploi des mots correspondants dans des langues différentes. En russe on dit également - этот человек не работает et телефон не работает, alors qu'en français le verbe travailler ne traduira que le premier sens, c'est que le contenu notionnel de ces verbes ne se recouvre pas. Le russe ранние correspond au français précoce ; pourtant la combinaison ранние овощи, correcte en russe, sera rendue par primeurs en français ; en revanche, en français on dira bien un enfant précoce, tandis qu'en russe nous aurons развитой ребенок.

L'emploi d'un mot avec les autres mots est aussi conditionné par sa valeur affective. Le substantif vieillard implique le respect par rapport à vieux nuancé plutôt défavorablement. De là les emplois un vénérable vieillard &i un petit vieux où les adjectifs mettront en évidence les nuances émotionnelles respectives. Les mots nègre et négresse s'étant imprégnés d'une nuance dépréciative ont été évincés au profit de noir et noire - émotionnellement neutres.

Toutefois l'emploi d'un mot avec d'autres mots ne correspond pas toujours exactement à son contenu idéal. On assiste souvent à un décalage entre le contenu notionnel d'un mot et son emploi réel. L'exemple d'un pareil décalage devenu classique est fourni par l'adverbe grièvement qui par son contenu idéal correspond à gravement, mais s'emploie de préférence en parlant de blessures - grièvement blessé, grièvement atteint, tandis que pour gravement il n'en est rien et il s'emploie conformément à la notion qu' il exprime. Ce décalage entre l'emploi réel du mot et son contenu idéal est le résultat de la tradition, de l'usage.

Les mots peuvent être porteurs d'un contenu notionnel identique, mais appartenir à des registres stylistiques différents (cf. : tête et caboche, yeux et mirette, regarder et zyeuter, ciel &. firmament, poitrine et gorge). Il est à noter que l'emploi régulier ou constant d'un mot dans un style déterminé peut avoir pour conséquence que ce mot se colore d'une nuance émotionnelle ; alors le mot acquiert un contenu idéal autre que celui de son synonyme appartenant au style neutre (cf. : regarder et zyeuter, ou ciel et empyrée) ; ce contenu idéal comportera une valeur affective supplémentaire.

Si l'on applique le terme sens au contenu idéal d'un mot, il faudrait un autre ternie, pour nommer ses particularités d'emploi dû à l'usage ou à son appartenance stylistico-fonctionnelle. Le terme « signalement » proposé par J. Marouzeau serait admissible.

Alors le sens d'un mot serait son contenu idéal qui traduirait son aspect logico-substantiel et affectif, autrement dit, il caractériserait le mot quant à son aspect extralinguistique. Le signalement mettrait en évidence la position relative du mot par rapport aux autres vocables tant au niveau de la langue-système qu'au niveau de la parole, il ferait ressortir son aspect intralinguistique1.

Le sens et le signalement constituent la structure de la signification lexicale d'un mot.

Le sens d'un mot et son signalement sont intimement liés. Leur influence est réciproque.

Ainsi la signification lexicale subit l'effet de facteurs extralinguistiques et intralinguistiques. Les facteurs extralinguistiques agissent sur le sens, alors que les facteurs intralinguistiques portent avant tout sur le signalement. Toutefois il est à signaler que le sens ne reste pas non plus entièrement indifférent aux facteurs intralinguistiques, ce qui est une conséquence du caractère systémique du vocabulaire. En effet, le contenu idéal de tout mot reçoit des contours plus ou moins nets en fonction du sens des mots sémantiquement apparentés. Donc, les rapports sémantiques qui s'éta-blissent entre les vocables dans le système de la langue se répercutent dans une certaine mesure sur le sens et, par conséquent, sur toute la signification lexicale dans son ensemble. Ce phénomène est connu sous le terme de « valeur » lancé par F. de Saussure.

La linguistique des siècles passés étudiait principalement le contenu idéal du mot, son aspect extralinguistique. Plus récemment certains linguistes, sous prétexte d'étudier le système du vocabulaire, sont allés jusqu'à priver le mot de son contenu idéal propre, de son indépendance sémantique.

Dans les années 30 du XXe siècle le linguiste allemand J. Trier a élaboré la théorie du « champ lexical » d'après laquelle tout mot n'aurait un sens qu'à condition d'être envisagé par rapport à d'autres mots auxquels il est associé.

La conception de J. Trier a été reprise par d'autres linguistes qui y ont apporté des modifications plus ou moins considérables. Mais tous s'entendent pour renier l'indépendance sémantique du mot.

L'intérêt porté à l'examen des rapports, des associations qui existent entre les mots est louable. Toutefois l'étude du vocabulaire ne pourrait se borner aux rapports, aux associations qui s'établissent entre ses unités. Comme il a été dit précédemment, par eux-mêmes les rapports sémantiques ne créent pas le sens. Rattaché à un contenu idéal déterminé, orienté vers la réalité objective, le mot possède une autonomie sémantique, un contenu sémantique propre qui conditionne son fonctionnement. Privé de son contenu sémantique le mot aurait cessé d'être un mot.

Donc, la structure de la signification lexicale est un phénomène linguistique complexe qui dépend de facteurs extralinguistiques et intralinguistiques. Le rôle central dans cette structure appartient à la notion : il en constitue l'élément obligatoire pour la presque totalité des vocables, alors que la présence des autres indices sémantiques (nuances émotion-nelles, caractéristiques stylistiques, particularités d'emploi) est facultative.

Dans l'analyse de la signification la linguistique moderne utilise largement les termes « dénotation » et « connotation ». La dénotation concerne le contenu cognitif de la signification, alors que la connotation porte sur les éléments d'ordre affectifs et les caractéristiques stylistiques que la signification peut receler facultativement1.

L'étude de la structure de la signification lexicale peut être poussée encore plus avantjusqu'au niveau des composants sémantiques minimums appelés « sèmes ». Chaque signification peut être représentée comme une combinaison de sèmes formant un « sémantème » (ou « sémème »). Par exemple, le sémantème de chaise comprend les sèmes « siège (pour s'as-seoir) » (S,), « avec dossier » (S,), « sur pieds » (S,), « pour une seule personne » (S4) ; le sémantème de fauteuil en plus des sèmes de chaise possède le sème « avec bras » (Sv).

À l'intérieur d'un même sémantème on dégage selon le degré d'abstraction les sèmes génériques et les sèmes spécifiques. Les sèmes génériques sont communs à plusieurs vdcables sémantiquement apparentés, ils sont intégrants. Les sèmes spécifiques distinguent sémantiquement ces vocables les uns des autres, ils sont différentiels. Pour chaise et fauteuil le sème générique est « siège » (S,), les autres sèmes sont spécifiques (S,. S3, S4 pour chaise. S,. S3, S4. S5 pour fauteuil). Le sème différentiel qui distingue fauteuil de chaise est « avec bras ». Ainsi les sèmes différen-ciels créent les oppositions sémantiques entre les vocables.

On distingue encore les sèmes occasionnels ou potentiels qui peuvent se manifester sporadiquement dans le discours . Pour fauteuil on pourrait occasionnellement déceler le sème potentiel de « confort ». Il apparaît nettement dans la locution familière arriver dans un fauteuil - « arriver premier sans peine dans une compétition ». Dans le sémantème de carrosse on perçoit facilement le sème potentiel « richesse » qui devient un sème spécifique dans la locution rouler carrosse. Également dans la locution dans l'huile le sème potentiel « aisance, facilité » se hausse au niveau d'un sème spécifique. Il s'ensuit que les sèmes potentiels sont d'importance pour l'évolution sémantique des vocables. Ainsi l'analyse sémique permet de pénétrer la structure profonde de la signification des vocables et de mettre en évidence leurs traits sémantiques différentiels.

 

5. Le sens étimologique du mot. Les mots motivés, immotivés, partiellement, relativement motivé

§ 11. Le sens étymologique des vocables. Les vocables motivés et immotivés. Depuis longtemps les linguistes se sont affranchis de l'opinion simpliste qui régnait parmi les philosophes grecs antiques selon laquelle le mot, le « nom » appartient à l'objet qu'il désigne. Il est évident qu'il n'y a pas de lien organique entre le mot, son enveloppe sonore, sa structure phonique et l'objet qu'il désigne. Pourtant le-mot. son enveloppe sonore, est historiquement déterminé dans chaque cas concret. Au moment de son apparition le mot ou son équivalent tend à être une caractéristique de la chose qu'il désigne. On a appelé vinaigre l'acide fait avec du vin. tire-bouchon - une espèce de vis pour tirer le bouchon d'une bouteille. Un sous-marin est une sorte de navire qui navigue sous l'eau et un serre-tête - une coiffe ou un ruban qui retient les cheveux. Il en est de même pour les vocables existant déjà dans la langue, mais servant à de nouvelles dénominations. Par le motaiguille on a nommé le sommetd'une montagne en pointe aiguë rappelant par sa forme une aiguille à coudre. L'enveloppe sonore d'un mot n'est pas due au hasard, même dans les cas où elle paraît l'être. La table fut dénommée en latin tabula - « planche » parce qu'autrefois une planche tenait lieu de table. Le mot latin cal-culus - « caillou » servait à désigner le calcul car, anciennement, on comp-tait à l'aide de petits cailloux.

La dénomination d'un objet est basée sur la mise en évidence d'une particularité quelconque d'un signe distinctif de cet objet.

Le sens premier, ou originaire, du mot est appelé sens étymologique. Ainsi, le sens étymologique du mot table est « planche » ; du mot linge < lat. lineus, adj. « de lin » ; du mot candeur < lat. condor - « blancheur éclatante » ; du mot rue < lat. ruga-« ride ». Le sens primitif de travail < lat. pop. tripalium est « instrument de torture » ; dépenser < \at.pensare — « peser » ; de traire < lat. trahere - « tirer »'.

Il est aisé de s'apercevoir d'après ces exemples que le sens étymologique des mots peut ne plus être senti à l'époque actuelle.

En liaison avec le sens étymologique des mots se trouve la question des mots motivés et immotivés sans qu'il y ait de parallélisme absolu entre ces deux phénomènes.

Nous assistons souvent à la confusion du sens étymologique d'un mot et de sa motivation. Toutefois le sens étymologique appartient à l'histoire du mot, alors que la motivation en reflète l'aspect à une époque donnée.

Tous les mots d'une langue ont forcément un sens étymologique, explicite ou implicite, alors que beaucoup d'entre eux ne sont point motivés. Tels sont chaise, table, sieste, fortune, manger, etc. Par contre, nous aurons des mots motivés dansjournaliste, couturière, alunir, porte-clé, laisser-passer dont le sens réel émane du sens des éléments composants combinés d'après un modèle déterminé. La motivation de ces mots découle de leur structure formelle et elle est conforme à leur sens étymologique. Il en est autrement pour vilenie dont la motivation actuelle est en contradiction avec le sens étymologique puisque ce mot s'associe non plus à vilain, comme à l'origine, mais à vi/et veut dire « action vile et basse ». On dit d'un mot motivé qu'il possède « une forme interne »*. Pour les mots à structure morphologique (formative) complexe on distingue la motivation directe et indirecte. On assiste à la motivation directe lorsque l'élément (ou les éléments) de base du mot motivé possède une existence indépendante. Dans le cas contraire il y aura motivation indirecte. Ainsi journaliste formé à partir de journal ou lèche-vitrine tiré de lécher et vitrine seront motivés directement. Par contre, oculiste et aquatique le seront indirectement du fait que ocul- et aqua- n'existent pas sous forme de mots indépendants.

Il est à noter que la structure formelle motive généralement un mot dans son sens propre. Quant aux acceptions dérivées, elles ne sont pas nécessairement rattachées au sens des éléments formant le mot. Le sens de lacet dans lacet pour chaussures s'associe au verbe lacer, mais il n'en sera rien dans route en lacet. Le mot gouttière qui dans la terminologie chirurgicale sert à dénommer un appareil soutenant un membre malade n'a rien à voir avec goutte (cf. : gouttière dans chat de gouttière).

Un mot peut donc être motivé non seulement par le lien sémantique existant entre ses parties constituantes, mais aussi par l'association qui s'établit entre ses diverses acceptions. Le mot chenille pris au sens dérivé dans chenille d'un tout-terrain est motivé grâce au lien métaphorique qui l'unit à son sens propre. Nous dirons que ce mot sera sémantiquement motivé dans son sens dérivé. Nous sommes alors en présence d'une motivation sémantique.

Une grande partie des locutions toute faites sont le plus souvent motivées. La motivation phraséologique repose sur le rapport lexico-sémantique qui s'établit entre la locution et le groupement de mots libres correspondant. Citons en guise d'exemple la locution avoir la main ouverte - « être généreux ».

Donc, la motivation est un phénomène intralinguistique qui repose sur .les associations formelles et sémantiques que le mot évoque. Toutefois la motivation phonétique ou naturelle est extralinguistique1.

Il est à remarquer que la motivation d'un mot n'est pas absolue. Il est difficile de dire pourquoi coupe-gorge sert à nommer un lieu, un passage dangereux, fréquenté par des malfaiteurs et non point, par exemple, un instrument de supplice (cf. : coupe-légumes, coupe-papier, coupe-racines). II n'y a pas de raisons logiques valables à ce que le mot laitière désigne « une femme qui vend du lait », et non pas « un pot à lait » par analogie avec théière, cafetière. Il serait plus juste de dire que les vocables sont relativement motivés. La relativité de la motivation peut induire en erreur au cas où la signification du vocable n'est pas présente à l'esprit de l'usager.

Tout vocable motivé ne le sera que relativement du fait qu'à partir de ses éléments constituants et des liens associatifs entre ses diverses acceptions on ne peut jamais prévoir avec exactitude ses sens réels.

En principe tout mot est motivé à l'origine. Avec le temps la forme interne des vocables peut ne plus se faire sentir, ce qui conduite leur démotivation. Cet effacement du sens étymologique s'effectue lentement, au cours de longs siècles. C'est pourquoi à chaque étape de son développement la langue possède de ces cas intermédiaires, témoignages du dévelop-pement graduel de la langue. En effet, les mots sont parfois motivés uniquement par un des éléments de leur structure formelle. C'est ainsi que la signification actuelle des mots malheur et bonheur ne peut être que partiellement expliquée par leur premier élément mal- et bon-, heur < lat. pop. « augurium » - « présage, chance » ayant pratiquement disparu de l'usage. On doit considérer ces mots comme étantpartiellement motivés. Donc, les vocables peuvent se distinguer par le degré de leur motivation.

Le processus de démotivation peut aller plus loin et aboutir à la perte totale par un vocable de son caractère motivé. Ce phénomène se produit lorsqu'un vocable ou bien son sens se trouve isolé, séparé des unités ou des sens auxquels l'un ou l'autre était autrefois associé. Tel a été le sort de chahuter qui ne se rattache aujourd'hui ni à chat, ni à huer, et ne signifie plus « crier comme un chat huant ». Personne ne pense plus à la comparaison de la chenille à une petite chienne ou de la cheville à une petite clé. Une personne friande est tout simplement gourmande ; ce n'est plus une personne qui brûle d'envie de faire quelque chose, comme il en était autrefois, d'autant plus que le verbe frier - « brûler d'envie » a disparu de l'usage. Tous ces mots ne sont point motivés à l'heure actuelle. Il en est de même de la locution avoir maille à partir avec qn - « avoir un différend avec qn ».

Dans chaque langue on trouve des vocables motivés et immotivés.

Dans son « Cours de linguistique générale » F. de Saussure fait la juste remarque qu'il n'y a point de langue où rien ne soit motivé, comme on ne peut se figurer une langue où tout soit motivé. Quant à la langue française il insiste sur la tendance qu'elle marque vers l'arbitraire du signe. Cette opinion est partagée par d'autres linguistes (Ch. Bally, V. Bran-dal, S. Ullman) qui en ont déduit le caractère abstrait du français contemporain. Toutefois cette assertion reste gratuite si elle n'est pas appuyée d'une analyse globale du vocabulaire. Cette analyse doit porter non seulement sur les mots, mais également sur les locutions phraséolo-giques dont la majorité est motivée (cf. : tête de girouette, tomber des nues, rire au nez de qn).

Des cas assez nombreux se présentent lorsque les vocables exprimant la même notion, mais appartenant à des langues différentes, ont la même forme interne. On dit en français le nez d'un navire, une chaîne de montagnes, la chenille d'un char de même qu'en russe нос корабля, цепь гор, гусеница танка. En français et en russe on dit pareillement roitelet et королек. Les mots perce-neige et подснежник ont une forme interne proche. Cette similitude de la forme interne de certains mots dans les langues différentes tient à des associations constantes qui apparaissent également chez des peuples différents.

Pourtant la forme interne des mots et des locutions revêt le plus souvent un caractère national. Pour désigner la prunelle les Français l'ont comparée à une petite prune, tandis qu'en russe зрачок dérive de l'ancien зреть - « voir ». La pommade est ainsi nommée parce que ce cosmétique se préparait autrefois avec de la pulpe de pomme ; le substantif russe correspondant мазь se rattache au verbe мазать - « enduire de qch ». La fleur qui est connue en russe sous le nom de гвоздика est appelée en français œillet. On dit en russe ручка сковороды et en français la queue d'une poêle. Le caractère national de l'image choisie pour dénommer les mêmes objets et phénomènes apparaît nettement dans les locutions phra-séologiques. En russe on dira знать на зубок et en français savoir sur le bout du doigt : l'expression russe быть тощим как спичка correspond en français à être maigre comme un clou ; l'expression дать руку на отсечение se traduira en français comme mettre sa main au feu.

On pourrait multiplier ces exemples.

La forme interne marque de son empreinte le sens actuel du vocable et en détermine en quelque sorte les limites. L'exemple suivant en servira d'illustration. Comparons les mots train et поезд. Le système de significations du mot français est plus compliqué que celui du mot russe correspondant Signalons les essentielles acceptions de train allure d'une bête de somme (le train d'un cheval, d'un mulet) ; allure en général (mener grand train) : suite de bêtes que l'on fait voyager ensemble (un train de bœufs) ; suite de wagons traînés par la même locomotion (le train entrait en gare).

Le lien de toutes ces acceptions avec le sens du verbe tramer, dont le substantif train dérive, est évident.

Le substantif russe поезд qui se rattache au verbe ездить - « aller, voyager » ne traduit que le sens de « train de chemin de fer ».

Nous avons déjà constaté qu'il pouvait y avoir un décalage entre la motivation et le sens étymologique. Ce décalage apparaît nettement dans le phénomène appelé « étymologie populaire ». Nous assistons à l'éty-mologie populaire lorsqu'on attribue à un vocable un sens étymologique qui ne lui appartient pas en réalité ; la motivation de ce vocable ne correspondra plus à son vrai sens étymologique. Ainsi, dans l'expression faire bonne chère qui voulait dire autrefois littéralement « faire bon visage », le mot chère < gr. kara - « visage » fut rapproché sémantiquement et confondu avec le mot chair < lat. carnis - « viande », tandis que l'expression en entier fut comprise comme « faire un bon repas ».

Jadis, sous le règne de Louis XI, aux environs de Paris se trouvait un certain château nommé « château de Vauvert » qui passait pour hanté. Le château de Vauvert est depuis longtemps oublié, mais l'expression au diable vcnrvert s'est conservée avec le sens de « très loin, si loin qu 'on n 'en revient plus ». Cette expression a perdu son sens littéral, mais les Français ne s'embarrassent pas pour si peu ; ils la comprennent à leur manière et en font dans le langage populaire au diable ouvert ou tout simplement au diable vert.

Un autre cas curieux est offert par le mot ingambe qui provient de l'italien in gamba - « en jambe » et signifie « alerte, dispos » ; sous l'influence de in- confondu avec le préfixe négatif il est parfois pris à tort dans le sens de « qui marche avec peine ».

En subissant l'influence de l'étymologie populaire les mots peuvent modifier leur aspect phonique de même que leur orthographe. Le mot latin « laudanum » en passant dans le français populaire devient laitd'ânon ; le mot du bas latin « arangia » devient en français orange par association avec le nom de la ville d'Orange, par où les fruits devaient passer au Nord.

L'adjectif souffreteux qui est dérivé d'un ancien nom soufraite -« privation » signifiait primitivement « qui est dans le dénuement ». Son sens actuel le plus répandu - « habituellement souffrant, mal portant », de même que son orthographe, sont dus au rapprochement des mots souffreteux et souffrir, souffrance.