Françoise Mallet-Joris

Françoise Mallet-Joris est née à Anvers en 1930. Elle passe son enfance en Belgique, puis séjourne aux Etats-Unis pendant deux ans et étudie à Philadelphie avant de se fixer en France. Elle fait un début très remarqué avec Le rempart des Béguines (1951), dont on retrouve des personnages dans La chambre rouge (1955).

En 1956, elle publie un recueil de nouvelles, Cordélia, et, la même année, un roman Les mensonges, un grand succès qui vaut à son auteur le Prix des Libraires. Ce roman est écrit dans la tradition balzacienne.

En 1958, paraît L’empire céleste, une oeuvre qui a révélé toute l’originalité de l’art ironique et lucide de son auteur. Ce roman a été couronné par le Prix Fémina. Les personnages (1961) n’est pas tout à fait un roman historique, bien qu’il y s’agisse d’une intrigue de cour au XVIIe siècle. La narration est menée sur deux plans qui s’alternent et s’opposent : le côté extérieur c’est le développement de l’intrigue, le second plan est la vie intérieure des personneges.

Après avoir publié encore un roman, Les signes et les prodiges (1966), Françoise Mallet-Joris retourne une fois de plus au passé : cette fois c’est l’époque de la Renaissance qui la passionne. En 1968 paraît Trois âges de la nuit. Histoire de sorcellerie. Les aventures qui nous sont contés dans ce livre sont des histoires vraies, choisies par l’auteur parmi toutes celles qu’elle a étudiées dans les documents d’archives. Ce sont, racontées avec un art émouvant, les destinées de trois femmes, victimes de superstitions, de penchants pathologiques et de la cruauté du fanatisme religieux.

En 1970 paraît La maison de papier. Là l’écrivain s’est lancée dans l’art difficile de la confidence sans complaisance. Cet ouvrage est compsé autour d’un décor, d’un lieu – c’est la maison de l’auteur, « la maison de papier » baptisée ainsi parce qu’elle ressemble à ces demeures japonaises si mal fermées que chacun peut y entrer à sa guise. Ce n’est pas seulement la maison où habite la famille de l’auteur, c’est aussi un foyer, un abri, un refuge pour chacun qui veut y entrer. C’est une vie collective, toute ouverte. Dans ce livre François Mallet-Joris parle de son travail, avec modestie, mais tenant à faire comprendre que son activité littéraire est pour elle non moins importante que la vie de la famille. Elle peint les personnages avec beaucoup de soin, mais toujours avec une ironie amicale. Cette ironie, elle l’exerce aussi sur elle-même. Elle se peint comme femme-ecrivain, comme épouse, comme mère, comme ménagère, comme bohème, quoique aimant l’ordre en sa qualité de Flamande, tantôt joyeuse, tantôt patiente, épuisée, tantôt comblée, « nourrie et écrasée par son petit troupeau ». Son livre est pénétré d’un humanisme spontané, de l’amitié pour les gens et surtout pour les petits gens, pour les êtres fragiles qu’elle voit souffrir.

 

Saga de Daniel

Quand Daniel naquit, j’avais dix-hiut ans. J’achetai une quantité d’objets perfectionnés, baignoire pliante, chauffe-biberons à thérmostat, stérilisateur. Je ne sus jamais très bien m’en servir. La baignoire, soit, mais le stérilisateur ! Il ne s’en porta pas plus mal. Je l’emmenais parfois dans les cafés ; on l’y regardait avec surprise : ce n’était pas encore la mode. Il fut un bébé précurseur, un bébé hippie avant la lettre. Quand j’allais danser, il dormait dans la pièce qui servait de vestiaire, lové au milieu des manteaux. On s’aimait bien, avec une nuance d’étonnement envers le sort capricieux qui nous avait liés l’un à l’autre.

A cinq ans il manifesta un précoce instinct de protection en criant dans le métro, d’une voix suraiguë : « Laissez passer ma maman. » A huit ans, il « faisait ses courses » et « son » dîner tout seul, quand il estimait que je rentrais trop tard le soir. Il me dépassait déjà complètement. A neuf ans nous eûmes quelques conflits. Il refusa d’aller à l’école, de se laver, et de manger du poisson. Un jour je le plongeai tout habillé dans une baignoire, un autre jour Jacques le porta sur son dos à l’école : il hurla tout le long du chemin. Ces essais éducatifs n’eurent aucun succès. Du reste, il se corrigea tout seul. Nous décidâmes de ne plus intervenir.

A dix ans, au lycée, ayant reçu pour sujet la rédaction : « Un beau souvenir », il écrivit ingénument : « Le plus beau souvenir de ma vie c’est le mariage de mes parents. » (Quand Daniel avait sept ans, Françoise Mallet-Joris s’est rémariée. – Réd.)

A quinze ans il eut une période yé-yé. Nous collectionnâmes les 45 tours. A seize ans il manifesta un vif intérêt pour le beau sexe. De jeunes personnes dont j’ignorais toujours jusqu’au prénom s’engouffraient dans sa chambre, drapées dans d’immenses imperméables crasseux, comme des espions de la série noire.

Il joua de la clarinette. Il but un peu.

A dix-sept ans il fut bouddhiste.

Il joua du tuba. Ses cheveux allongèrent.

A dix-huit ans il passa son bac. Un peu avant, il avait été couvert de bijoux comme un prince hindou ou un figurant de cinéma, une bague à chaque doigt. J’attendais en silence, ébahie et intéressée comme devant la pousse d’une plante, la mue d’une chenille.

Les bijoux disparurent. Il joua du saxophone, de la guitare. Il fit 4000 kilomètres en auto-stop, connut les tribus du désert en Mauritanie, vit un éléphant en liberté, voyagea couché à plat ventre sur un wagon, à demi asphyxié par la poussière. Il constata que Dakar ressemble étonnamment à Knokke-le-Zoute (Belgique).

Il revint pratiquement sans chaussures, les siennes ayant fondu à la chaleur du désert, mais doté d’un immense préstige auprès de ses frères et soeurs. Il rasa ses cheveux et fit des Sciences économiques. Voilà la saga de Daniel.

Dans tout cela, où est l’éducation ? Si Daniel, qui va atteindre sa majorité cette année, est un bon fils, un beau garçon, doué d’humour et de sérieux, de fantaisie et de bon sens, y suis-je pour quelque chose ? Ah, pour rien, pour rien, et pourtant pour quelque chose, une toute petite chose, la seule peut-être que je lui ai donnée, la seule, me dis-je parfois avec orgueil, qu’il était important de lui donner : la confiance.

Ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes soient résolus. Daniel vient d’acheter un singe.

D’après Françoise Mallet-Joris, « La Maison de papier »

Notes et commentaires

Hippiesm pl ou hyppies – jeunes gens, souvent issus des familles bourgeoises, qui se réunissaient par groupes, dans les années 50 et 60, et vagabondaient un peu partout en mettant leur point d’honneur à se différencier du reste de l’humanité qu’ils méprisaient. Ils se distainguaient par leur chevelure fournie et hirsute, leur vêtements bariolés, leur tenue négligée, leur penchant pour la drogue, pour la « popmusic », par leur oisiveté. Ils professaient le culte de la nature, de l’amour et de la liberté sexuelle ; yé-yé (d’un refrain d’une chanson) – nom donné, d’abord par moquerie, à de très jeunes graçons et filles qui ont pris l’habitude de se réunir entre copains pour danser et chanter et qui ont peu à peu constitué un public ayant ses journaux, ses idols, ses modes, etc. On dit : des chansons yé-yé, de la musique yé-yé ; les 45 tours – les disques du diamètre réduit qui tournent à la vitesse de 45 tours par minute ; la série noire – série de romans policiers ; tuba m - instrument à vent à trois pistons et embouchure ; auto-stop – le fait d’arrêter une voiture pour se faire transporter gratuitement ; Dakar – capitale de Sénégal, port considérable sur l’Atlantique.

Questionnaire

1. Quelles étaient les expériences de vie de Daniel avant qu’il soit devenu plus sérieux ? Qu’en pensez-vous, pourquoi il avait agi de la sorte ?

2. Selon vous, Daniel est-il un garçon typique pour la jeunesse de nos jours ? Ou c’est plutôt une exception ? Pouvez-vous citer un exemple pareil parmi vos personnes de connaissance ? En quoi ressemble-t-il (elle) à Daniel ?

3. Selon cet extrait, comment le problème étrenel « des pères et des fils » est-il résolu dans la famille de l’auteur? Etes-vous d’accord avec les méthodes d’éducation pratiquées dans cette famille ?

4. Qu’est-ce qui est essentiel, selon vous, pour que l’enfant devienne un adulte dont la famille peut être fière ? Qu’est-ce qu’il faut éviter dans l’éducation d’un enfant ?

5. Etudiez le style de l’auteur. Relevez les procédés stylistiques, l’humour et l’ironie dans cet extrait.

6. Quel type de phrases – longues ou brèves – préfère Françoise Mallet-Joris ? Pourquoi ?

7. On appelle réseau lexical l’ensemble des mots qui, par leur sens dénoté ou par leur connotations, se rattachent à un même domaine. Quels réseaux lexicaux pouvez-vous repérer dans le texte et à quels domaines se rapportent-ils ? Qu’en pensez-vous, avec quelle intention l’auteur les emploie-t-il dans le texte ?