Fabrice Gaignault, Elle, № 2807, 18 octobre 1999

3. a) Quel est le réseau lexical dominant dans ce texte ? A quel élément naturel est-il lié ? b) Quelle atmosphère l’auteur a-t-il voulu recréer ?

La pente se raidissait, l’entrelacs des ruelles se compliquait quand, tout à coup, le grouppe achoppa sur un énorme égout à ciel ouvert où l’eau stagnait, engorgée d’ordures.

Un petit pont enjambait le dépotoir et sa guirlande de saloperies qui escaladait en ligne droite du haut de la favela jusqu’en bas. Cataracte de matières corrompues, de sacs de plastique bleus, éventrés, dégobilllant leur contenu, de reliefs biscornus, tout un grouillement d’épluchure, de cartons, de guenilles déchiquetées, bidons, boîtes de conserve et tessons de bouteilles. L’avalanche partageait en deux la favela d’une artère puante, d’un grand boyau arborescent.

Patrick Grainville, Colère, éd. du Seuil, 1992

Reliefs : déchets.

Emmanuel Roblès (1914 – 1995)

Emmanuel Roblès est né à Oran, en Algérie, en 1914, dans une famille ouvrière. Son père était mort avant la naissance de son fils, et le garçon fut élévé par deux femmes : sa mère et sa grand’ mère, une Espagnole. Après les heures de classe, l’enfant était livré à lui-même et la rue a été « sa première université ». C’est pendant ces années qu’il a pris conscience de l’inégalité sociale, dans cette banlieu ouvrière d’Oran, où la misère était flagrante.

En 1931, Roblès entre à l’Ecole Normale d’Alger ; il y étudie quelques années, puis s’éprend de grands vagabondages : en 1934 il fait un voyage en URSS, puis en Chine et en Indochine. Pour gagner l’argent du voyage, il s’embauche au bord des navires comme matelot puis comme interprète. Pendant la guerre civile en Espagne il combat avec les troupes républicains contre l’armée de Franco. A 23 ans il achève son premier roman, L’action (1938).

En 1937, tout en faisant son service militaire, Roblès s’inscrit à la Faculté des lettres d’Alger ; il étudie l’espagnol. A cette époque il se lie d’amitié avec Albert Camus et commence à collaborer au quotidien Alger républicain dont Camus est rédacteur en chef. Pendant la Deuxième Guerre mondiale Roblès est interprète militaire puis correspondant de guerre du journal L’aviation française. Ces années-là ont laissé des traces dans les romans Cela s’appelle l’aurore(1952), Le Vésuve (1961), La croisière (1968), Le printemps en Italie (1970). Démobilisé, il s’installe à Paris où il collabore à nombre de quotidiens et hebdomadaires. En 1947 il retourne à Alger et y fonde la revue littéraire Forge et anime une émission littéraire à Radio-Alger. En 1948 paraît son roman Les hauteurs de la ville qui a obtenu le Prix Fémina. La même année est représentée la première pièce de théâtre de Roblès, Monserrat. C’est une pièce historique racontant les événements de la rebellion à Venezuela sous le commandement de Simon Bolivar. Pendant la guerre d’Algérie cette pièce a eu un succès énorme dans les milieux progressistes.

Il fonde en 1951 la collection « Méditerrannée » aux éditions du Seuil qui révèle des écrivains comme Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, etc. Il travaille aussi pour des adaptations et dialogues dans plusieurs films et téléfilms. Il devient membre de l’Académie Goncourt en 1973. Il décède le 22 février 1995 en France.

 

Gorgone

[...] Le canot se balançait sur l’eau. Frank...se dressa d’un coup de reins et plongea court.[...] Il descendait entre les grands piliers de lumière qui tombaient droit de la surface et il eut l’impression fugitive de glisser du haut des voûtes de quelque temple englouti. L’eau fraîchissait de plus en plus dans ses couches inférieures. Il accéléra le rythme, sa volonté tendue vers cette forme claire parmi l’échevellement des algues.

A trois mètres environ du fond, l’eau freina son élan et le repoussa. De toutes ses forces il lutta pour gagner encore sur la distance. Il y parvint mais à bout de résistance, les tympans écrasés, les tempes endolories. Il se débattit, pris dans les dures torsades de l’eau, parvint à prendre appui sur la crête d’un des rochers et put ainsi se faufiler dans la petite vallée sous-marine, ... jusqu’à l’endroit précis où gisait la « chose ».

A l’instant de renoncer, il vit, là, cette bouche grande ouverte pour un cri furieux, ces yeux élargis dont deux pierres rouges figuraient les prunelles et lui faisaient un regard sanglant. Les concrétions qui rongeaient cette face lui donnaient un aspect plus tragique encore, plus menaçant aussi. Grossièrment ésquissés, deux serpents se noyaient sur son front et le lent balancement des algues communiquaient à cette tête une sorte de vie.

Ivre d’enthousiasme, Frank commença la remontée. Il effraya un banc de minces poissons, brillants comme des lamelles d’acier. Poitrine bloquée, le coeur au galop, il se hissa le long des piliers lumineux jusqu’à la surface.

[...] Il savait ce que commandait la prudence : retourner au village, réunir le matériel nécessaire, demander peut-être aussi l’aide d’un plongeur plus éprouvé. S’il refusait la solution la plus raisonnable ce n’était pas dans la crainte de ne pouvoir s’approprier la Gorgone. Dès le premier instant il avait décidé de la remettre au petit musée lapidaire de Monemvassia. Il voulait agir seul pour les joies élémentaires de l’exploit. Aussi par impatience. Jamais il ne saurait attendre jusqu’au lendemain. A ceci s’ajoutait un brutal instinct de conquête. Tout obstacle pour lui était à vaincre, à forcer ou dominer sans souci de prix.

[...] Il gonfla ses poumons, se dressa d’un coup, bondit et se coula rapidement dans la masse d’eau immobile, à travers les étages de la mer, de plus en plus sombres, de plus en plus froides.

[...] Il se trouvait au-dessus de la Gorgone et pour s’en rapprocher jusqu’à pouvoir la saisir il dut lutter contre ce mur visqueuex qui faisait obstacle. La mer ronflait étrangement dans ses oreilles meurtries. Un dernier effort le projeta enfin à portée de la figure de pierre qui semblait lui crier un avertissement. Il en était si près qu’il en distinguait les plus menus détails : les trous des pupilles dans les iris de grès rouge, la narine gauche éclatée, la cassure du menton, longue comme une balafre au couteau. [...]

Frank ne perdit pas une seconde. Il allongea le bras, passa les doigts sous la tête, la souleva d’un geste court. [...] Frank tira la pierre à lui, se redressa, lâcha un peu d’air dont il vit les bulles argentées filer vers la surface. Da sa main libre, il commença à dénuer l’attache de la chaîne. [...] Soudain il comprit que l’eau avait gonflé la corde qui retenait les deux extrémités de la chaîne et qu’il ne pourrait la défaire facilement. Dans le même temps il sut qu’il était en danger. Il était trop bas, trop lourd, à la limite de ses réserves. Sa poitrine paraissait se remplir de braises, d’éclats de verre, de millions de pointes portées au rouge. Il tenait obstinément la Gorgone serrée contre lui, tout s’efforçant de libérer le maudit noeud mais en vain. Sa tête craquait à le faire hurler !

Inutiles, les deux ou trois ruades pour s’élancer vers la surface, vers ce plafond scintillant avec l’ombre du canot, mais cette ombre se trouvait à une hauteur fantastique !

Ce fut surtout cette vision qui lui révéla sa périlleuse situation, la difficulté de retour à travers ces funèbres étendues d’eau. « Si je ne me débarasse pas de mon lest, je me noie ! » Toujours il avait puisé une joie orgueilleuse dans ces jeux qui le portaient aux frontières extrêmes où sa vie, d’un coup, pouvait se trouver engagée. D’abord éviter la panique ! Il tira sur le noeud mais ne parvint qu’à le serrer davantage. Nécessité absolue d’utiliser les deux mains ! Il abandonna la Gorgone, assuré qu’elle retomberait sur la terrasse, entre les algues, qu’il pourrait la récupérer dans une plongée mieux préparée. Il la vit toucher le bord de la falaise, s’enfoncer dans le gouffre sans rouler sur elle-même, les yeux vers la surface, avec une expression de cruauté, de haine victorieuses. Perdue ! Mais lui aussi l’était, écrasé sous la gigantesque carapace d’eau qui l’emprisonnait. Il entendait les durs battements de son coeur. Un couteau et ce cordon aurait sauté ! Là était la faute ! Il avait oublié son couteau de chasse ! Il avait commis une faute qui dans cet univers prenait un poids de fatalité. Il tenta une remontée en force et découvrit – horrifié – que ses muscles ne répondaient pas, qu’il était retenu par d’énormes bras ! Les gestes mous qu’il multipliait provoquaient un élan sans vigueur, incapable de l’arracher à cette étreinte, de le hisser jusqu’à la surface. Toute la mer, tous les océans du monde grondaient dans sa tête, faisaient un tumulte de folie, balayaient la moindre pensée cohérente. Il donna une talonnade désespérée et toute son âme se dispersa dans un fabuleux grouillement d’étoiles !

Lorsqu’il eut surmonté cette courte débâcle il rajusta son masque qui le blessait. Des formes confuses défilaient dans le ciel étrange : poissons, ou planètes, ou fantômes ! Qui pourrait dire ! Il avait peur et le savait. Sa volonté malgré tout demeurait vigilante et de ses mains paralysées par le froid il chercha non plus à défaire le cordon de la chaîne mais la boucle du ceinturon ! Ouvert enfin ! celui-ci glissa avec sa charge de plomb. Comme par miracle, la chaîne elle –même dont l’ajustement n’était plus aussi étroit, glissa de son propre poids le long des hanches, des cuisses... Frank remonta de quelques mètres. Trop tard, trop tard. Ce froid qui le pénétrait l’alourdissait plus que tout le lest dont il venait de se délivrer. [...] Et il ouvrit la bouche, aspira de toutes ses forces. Comme un jet de lance-flammes une langue ardente le brûla jusqu’au fond de ses poumons. Ce choc dissipa la courte ivresse qui diluait sa conscience. « Je vais mourir. » Il se révolta moins à cette idée qu’à la vue des effroyables éventails qui s’ouvraient et se fermaient de tous côtés, cachant la direction du salut. En même temps des sirènes huralient et il savait qu’elles l’appelaient et qu’il devait résister encore et il se débattit avec ce qu’il lui restait d’énergie, fauchant des draps d’eau aux plis lourds et crépitants.

Il vit toute proche, la surface, jardin blanc traversé de lueurs électriques. Déjà des millions de mâchoires le déchiquetaient au-dedans avec une précipitation féroce. Il continua ses brasses fatiguées, atteignit enfin une zone plus tiède. [...] Il émergea, les oreilles éclatées, avala goulûment de l’air. Le soleil dévorait ses yeux malgré les paupières fermées. Aucune joie en lui, rien qu’une morne stupéfaction tandis qu’il se laissait flotter sur l’eau.

Il parvint à rejoindre le canot, à se hisser à bord et resta un moment affalé, tout halétant. Et peu à peu, le monde reprit un ordre familier. Ses lunettes de plongée remontées sur le front, Frank contempla longuement les collines, les rochers et la tache rouge de la tente de Nicole en avant du bouquet de pins, allongée sur le sable.

Entre le ciel et la dernière ligne de crêtes, la lumière tremblait et ouvrait l’âme à une immense tendresse. Il suffusait à Frank de passer les doigts sur le caoutchouc du canot pour éprouver du plaisir. Qu’importaient sa nuque et sa poitrine endolories ! Il regarda ses bras, inertes et blancs de froid, comme des pièces d’ivoire, indépendantes de son corps. Un sentiment de triomphe commençait à ouvrir en lui sa fleur nouvelle. A présent, il allait rejoindre Nicole, retrouver son regard « éclairé », con coeur inépuisable et, surmontant sa lassitude, il se mit a pagayer vers la plage.

D’après Emmanuel Roblès, « Gorgone »

Questionnaire

1. Le régistre pathétique cherche à inspirer l’attendrissement et la compassion, soulignant l’intensité des souffrances ou du malheur éprouvés et rendant le lecteur sensible à l’intensité dramatique de la situation. Relevez les éléments qui rendent la situaition pathétique dans ce texte.

2. Comment pourriez-vous caractériser ce personnage ?

3. Quels sentiments successifs éprouve-t-il ?

4. Quelle est la fonction des phrases exclamatives dans le texte ?

5. La situation pathétique est une situation douloureuse : misère, maladie, danger, séparation, décès accidentiel...Ce sont des malheurs qui suscitent le regret, la tristesse, car ils auraient pu parfois être évités. Comment le héro de ce récit aurait-il pu éviter le danger ?

6. Le lexique possède une forte charge émotive qui renforce l’expression patnétique des sentiments. Le présence de quels réseaux lexicaux pouvez-vous révéler dans le texte ? Quels détails dans cette description donnent l’impression d’une situation sans issue ?

7. Etudiez ce qui, dans cet extrait, amplifie l’expression des sentiments pour susciter l’émotion du lecteur.

8. Rappelez-vous quel rôle la Gorgone et les sirènes jouent dans la mythologie grecque. Prouvez que dans le texte par certains détails liés à ces personnages mythologiques l’auteur souligne le danger de la situation pour le héro.

9. Révélez les moyens stylistiques employés par l’auteur.