François Bégaudeau

François Bégaudeau est un journaliste, écrivain, chanteur et acteur français. Né en Vendée, de parents enseignants, le 10 juillet 1971, il passe toute son enfance à Nantes. Il poursuit sa scolarité secondaire au sein du lycée Jules-Verne jusqu’au baccalauréat où il obtient une mention Très Bien. Durant toute sa jeunesse il pratique le football et connaît des sélections en équipe fédérale ; le sport tient une place importante dans sa vie et influencera ses écrits : de son premier roman Joueur juste (2003) à la direction d’un ouvrage collectif Le sport par les gestes (2007). En 1989 il intègre la classe préparatoire littéraire à l’Ecole normale supérieure du lycée Guist’hau. En 1991 il est admissible au concours mais échoue à l’oral. Il rejoint alors l’université de Nantes où après une licence puis une maîtrise de lettres modernes il obtient conjointement le CAPES et l’Agrégation. C’est durant ces années d’études supérieures qu’il fonde avec quelques amis le groupe punk rock Zabriskie Point dont il est le chanteur.

Il entre dans la vie active comme professeur de français. Son statut d’agrégé lui permet de se ménager du temps pour se consacrer à l’écriture : il est alors critique aux Cahiers du cinéma et publie son premier roman Joueur juste. En 2004 il fonde en compagnie d’écrivains et philosophes la revue Inculte. Suivent un autre roman Dans la diagonale (2005) et une « fiction biographique », Un démocrate, Mick Jagger 1960-1969 (2005). Il multiplie rapidement les collaborations : pièces de théâtre pour France Culture, articles pour Transfuge ou So foot, chroniques télévisées au sein du défunt Culture Club de France 4. En 2006, son troisième roman, Entre les murs, un livre sur l’école, la banlieu et l’enseignement, lui vaut de recevoir le Prix France Culture/ Télérama et la reconnaissance tant de la critique que du public. L’auteur lui-même dit à propos de son livre : « Beaucoup ont vu dans mon titre une métaphore carcérale. Il n’en est rien. Pour moi, l’école n’est pas une prison. Je décris une réalité qui se situe entre les murs, et l’unité de lieu est un procédé pour se concentrer sur le point précis que je désire montrer : la salle de classe. » En 2008, ce roman est porté à l’écran par Laurent Cantet. Le film éponyme, dans lequel François Bégaudeau joue par ailleurs son propre rôle de professeur, obtient la Palme d’or au Festival de Cannes 2008. « Je suis très heureux d’être au coeur des trois choses qui font ma vie : l’écriture, l’enseignement et le cinéma », dit François Bégaudeau.

 

Dans la classe

Souleymane est entré encapuché.

- Souleymane.

Il s’est tourné vers moi, m’a vu pointer mon crâne du doigt pour connoter le sien. M’a imité littéralement.

- Le bonnet aussi, s’il te plaît.

Pendant ce temps, Michael avait de sa propre initiative scindé son binôme avec Hakim en s’installant seul au fond de la classe.

-Michael, j’approuve totalement cette initiative qui a pour but, j’en suis sûr, d’être plus sage. Je me trompe ?

- Non, monsieur.

La classe pouffait. A la table devant lui, Hinda baissait la tête de gêne, escamotant son visage qui ressemble à je ne sais plus lequel.

- Y’ a pas d’autre motivation, on est bien d’accord ?

- Oui, oui. C’est pour j’arrête de bavarder.

Hinda n’avait toujours pas relevé le nez.

-Par exemple tu vas pas embêter Hinda, on est d’accord ?

Il a fait non avec une inflexion d’évidence, faisant durer la voyelle. Hinda se regardait les ongles. Sandra était branchée sur son groupe électrogène integré.

- M’sieur on peut parler des attentats ?

- Pour quoi dire ?

- Ils arrêtent pas d’dire que c’est les islamistes, alors qu’en fait on sait même pas.

- Y’a quand même de grandes chances, non ?

Mohammed-Ali et Soumaya sont montés au créneau au quart de tour, entrelaçant leurs vociférations.

- Pourquoi ils disent c’est les islamistes ? tant qu’y’ a pas d’preuves on sait pas ils ont qu’à s’ taire c’est tout y’ a pas moyen.

- Et alors qu’est-ce ça change ?

Mohammed-Ali s’était échappé du peloton vindicatif.

- Ça change qu’ils savent pas c’est tout.

Soumaya a recollé sa roue.

- Même le 11 septembre ils savaient pas.

Imane est entrée dans la course.

-Moi j’étais contente le 11 septembre.

Et moi content de pouvoir en découdre.

- 3 000 morts t’es contente ?

Mohammed-Ali était reparti.

-Eh m’sieur faut voir aussi tous les morts les Américains ils ont fait en Palestine et tout.

- Oui, enfin admettons, mais on peut pas éternellement rester dans la spirale de la vengeance.

- Mais les Américains ils tuent des musulmans, c’est normal les musulmans ils s’défendent.

- Même en tuant n’importe qui ?

Brouhaha contradictoire mais je n’écoutais plus que moi.

- Voilà, moi je m’appelle Pepita, j’ai vingt-quatre ans, j’habite en banlieu de Madrid. J’ai deux enfants en bas âge, j’travaille à Madrid, alors je m’lève à six heures pour prendre le train de banlieu. Et aussi il se trouve que l’année dernière j’ai manifesté contre la guerre en Irak, et contre mon gouvernement allié des Américains pour envahir un pays illégalement. Bon, donc comme tous les matins je prends mon train de banlieu, j’pense à tout ça, à mes enfants, à la guerre à tout ça, et boum je suis morte.

Comme par un sortilège, mes mots avaient fabriqué du silence. Grisé par ce triomphe, j’ai continué :

- C’est comme moi. Il se trouve que moi je suis un peu comme Pepita, je prends le métro le matin, j’en prends même trois pour venir ici, et il se trouve aussi que je suis contre la loi sur le voile. Or il semble qu’il y a des types qui veulent faire exploser des bombes en France pour sanctionner cette loi. Donc voilà, je vais mourir explosé à cause d’une loi que je ne cautionne pas. C’est chouette non ?

Le sortilège durait. Dans le silence, la voix de Sandra a résonné étrangement. Exceptionnellement douce. Débranchée. Acoustique.

-Ça veut dire quoi cossone ?

-Cautionner ça veut dire être d’accord.

-Oui mais si les Français ils disent pas qu’ils sont pas d’accord, c’est comme si ils sont d’accord. Vous l’avez dit, vous, que vous êtes pas d’accord ?

- Un peu.

- Un peu ça veut dire personne vous a entendu et voilà les islamistes ils peuvent pas savoir. [...]

 

J’essayais de dominer le marteau-piqueur.

-Ça s’appelle comment quand on dit le contraire de ce qu’on pense tout en faisant comprendre qu’on pense le contraire de ce qu’on dit ?

Sous le regard enamouré d’Indira, Abdoulaye a fait une grimace d’ulcère au cerveau.

- M’sieur elle fait mal à la tête votre question.

La lèvre de Mezut était encore rouge d’avoir saigné.

-C’est quoi la question, m’sieur ?

Mera avait changé de lunettes et investi le premier rang.

-C’est pas l’ironie ?

-Ben si, c’est complètement ça. Quand le narrateur dit les esclaves étaient traités plus humainement par les Européens que par les chefs africains parce qu’ils les attachaient aux chevilles et pas au cou, c’est de l’ironie. Faites-moi un phrase ironique. [...]

Mera avait changé de place, de lunettes, mais pas de trousse Kookaï.

- Demain le prof de français sera absent, oh quel dommage.

-OK, c’est ma fête. Oui, Tarek, à toi de me casser.

- Cette année on a fait beucoup de dictées en français. [...]

Une main d’Alyssa tenait son crayon mordu jusqu’à la mine, l’autre était pointée vers le ciel prêt à s’ouvrir.

- M’sieu à la télé ils disent toujours ironie du sort, on sait pas ça veut dire quoi.

- C’est un peu particulier ça, ironie du sort. L’ironie du sort, c’est quand on a l’impression que le destin se moque des humains. Par exemple je suis en train de me noyer, et c’est mon pire ennemi qui me sauve la vie. Tu vois ?

- C’est un peu comme une vengeance en fait ?

- Voilà. Enfin non, pas vraiment. Mettons qu’un footballeur jouait dans un club et il a été licencié par ce club, et l’année suivante il joue dans une autre équipe, et il rencontre son ancien club, et il marque trois buts, et alors le journaliste il va dire : ironie du sort, machin a fait perdre ses anciens coéquipiers. Tu vois mieux ?

- C’est c’que j’disais, c’est un peu comme une vengeance.

- Non non, pas vraiment. Disons que l’ironie du sort c’est un peu spécial. D’ailleurs l’expression est souvent mal utilisée.

- Pourquoi ?

- Parce que justement c’est un peu spécial.

D’après François Bégaudeau, « Entre les murs »

Questionnaire

1. Dans les deux morceaux du texte le protagoniste défend les thèses (c’est-à-dire des points de vue à propos d’un thème) différentes, au moyen d’arguments et d’exemples. Relevez l’idée défendue dans le premier morceau. A quel moment du raisonnement se situe-t-elle ?

2. Quelle est l’idée rejetée par l’auteur dans le second morceau ? Pourriez-vous proposez d’autres arguments pour défendre la même idée ?

3. Pour valider ou refuser une thèse, l’auteur apporte des arguments ou des contre-arguments. Il existe plusieurs types d’arguments : assertion (une idée, les caractéristiques d’une personne ou d’une chose sont affirmées comme incontestables) ; recours aux faits (l’explication d’un fait précis, un témoignage, un cas particulier servent d’arguments) ; argument d’autorité (la référence à un ouvrage célèbre, un auteur, un spécialiste reconnu ou à des données chiffrées) ;appui sur les valeurs(l’appel à des valeurs, au bien ou au beau dans la société : le Vrai, la Justice, la Solidarité, l’Honnêteté, etc.). Abstraits, les arguments sont explicités par des exemples concrets facilitant la compréhension des idées. Les exemples permettent de passer d’une vision abstraite à une vision concrète du problème posé. Ils peuvent avoir une fonctionillustrative (en éclairant une idéé générale par un cas particulier) ou démonstrative (lorsqu’une idée générale est déduite de l’exemple proposé). Relevez les exemples dans chacun des textes. Quelle fonction ont-ils et à quoi ils servent ?

4. Quels sentiments le professeur exprime-t-il ? Et les élèves ? Qu’en pensez-vous, le professeur a-t-il réussi à persuader ses élèves dans les deux cas ?

5. Comment pourriez-vous caractériser le professeur ?

6. Et les élèves ? Quels détails nous aident à les caractériser ?

7. Comparez l’ambiance générale dans un collège français avec celle dans les écoles de Russie.

8. Rélevez les réseaux lexicaux dans les textes et dites à quels domaines ils appartiennent.

9. Quels sont les moyens stylistiques employés par l’auteur ?