La dérivation affixale

La dérivation par suffixes. Généralités. La dérivation suf-fîxale est un procédé de formation bien vivant et particulièrement productif dans le français contemporain [23. p. 199-203]. ce qui est démontré avec évidence par J. Dubois dans son ouvrage « Étude sur la dérivation suffixale en français moderne et contemporain » (P . 1962).

Le degré de vitalité et de productivité des suffixes existants, n'étant pas toujours le même au cours du temps, nous sommes en présence de deux tendances contraires : certains suffixes ont à peu près bu tout à fait cessé d'être productifs : d'autres sont en pleine vigueur et productivité. Pourtant les suffixes moins productifs ne sont pas sans importance, eux non plus, dans le français d'aujourd'hui. C'est que ces suffixes, qui étaient jadis bien productifs, ont enrichi le vocabulaire d'un grand nombre de mots qui ont reçu un large emploi : certains de ces mots font partie du fonds usuel du vocabulaire. Entre autres, on peut signaler les dérivés avec les suffixes peu productifs aujourd'hui néanmoins fort répandus. Parmi ces suffixes nommons -eur (grandeur),

-esse (tendresse), -ise (franchise), etc.

Les parties du discours sont à un point différent sujettes à la suffixation. Ce sont surtout les nominaux (substantifs, adjectifs, adverbes) qui sont caractérisés par la suffixation. Les verbes formés à l'aide de suffixes sont relativement moins nombreux.

 

Les suffixes servant à former des substantifs abstraits. Les suffixes des substantifs sont fort nombreux. D'après leur fonction sémantique ils se laissent répartir en plusieurs groupes plus ou moins considérables. Surtout nombreux sont les suffixes formant des substantifs à sens abstrait, tels que l'action, la qualité, etc.

Examinons à part ces groupes divers de suffixes.

Ce sont tout d'abord les suffixes des substantifs exprimant l'action envisagée en dehors de son rapport avec l'agent de l'action de même que d'autres sens proches ou dérivés.

Parmi les suffixes formant des substantifs désignant l'action les plus productifs sont -ation, -(e)ment, -âge. Une des premières places revient au suffixe -ation avec ses variantes -isation,

-ition, -tion, -ion provenant du latin -ationem, -itionem, -tionem, -ionem ; signalons aussi la variante -isation qui apparaît dans printanisation, vernalisation. Ce suffixe et surtout ses variantes

-ation, -isation est très répandu et productif dans le français contemporain. Le nombre de ses dérivés augmente constamment et enrichit avant tout le lexique à valeur sociale et politique. On peut signaler les dérivés récents tels que : alphabétisation, africanisation, climatisation, clochardisation, culturalisation, cybernétisation, dynamisution, marginalisation, médicalisation, périodisation, profession-nalisation, structuration, conceptualisation.

Etymologiquement les substantifs avec ce suffixe sont des emprunts au latin ou des dérivés de verbes ; en français moderne ils se trouvent pour la plupart en corrélation avec des verbes ; exploitation < <— exploi-ter ; amélioration < <- améliorer ; distribution < <- distribuer ; progression < <— progresser. Plus rarement ils sont en corrélation avec d'autres parties du discours, tels certains dérivés avec la variante -isation : conscientisation <- conscient, planétisation <— planète, tiers-mondisation <-tiers monde, piétonisation <—piéton(ne).

 

II est à remarquer qu'à l'aide du suffixe -âge on forme des substantifs qui signifient presque exclusivement l'action. Ce suffixe ne manifeste guère la faculté de former des substantifs exprimant un processus. Les dérivés désignant un état sont rares : chômage.

 

-erie, (formé par la contraction de -ier et -ie). dont les dérivés expriment des actions de caractère défavorable : agacerie, criaillerie. vant-rie, tuerie, tromperie, etc. ;

-erie - homonyme du précédent, les dérivés duquel désignent un métier, une industrie, un genre de commerce, et aussi le lieu où l'on fabrique, où l'on vend un produit quelconque : chaudronnerie, chapellerie, ganterie, boulangerie, laiterie, (usine où l'on traite le lait), fromagerie, crémerie, etc. :

-ance (-ence), dont les dérivés expriment des actions différentes : surveillance, obéissance, délivrance, vengeance, préférence, référence , ou l'état : souffrance, repentance, somnolence :

-ée qui a donné un groupe de dérivés exprimant des actions accomplies dans l'espace : tombée, montée, traversée, rentrée, arrivée, tournée ; et un autre groupe de dérivés exprimant des actions réitérées : brossée, frottée - «град ударов», rossée, tripotée ;

-ade formant un groupe de dérivés exprimant des mouvements ou des actions accomplies dans l'espace : débandade, reculade, galopade, glissade, roulade, promenade, ruade.

 

-aison (-ison) forme des dérivés tels que fauchaison, fenaison, fleuraison, guérison qui expriment des actions ou des processus envisagés dans leur durée.

 

Parmi les suffixes moins productifs de ce même groupe mentionnons :

-erie dont les dérivés expriment principalement des défauts moraux : poltronnerie, niaiserie, effronterie, lâcherie, mesquinerie, canaillerie, dinguerie ;

-esse, dont les dérivés expriment surtout des qualités (physiques et morales) -.gentillesse, sveltesse, robustesse, faiblesse, sagesse, hardiesse :

-eur, dont la plupart des dérivés expriment des propriétés physiques : rougeur, blancheur, minceur, longueur, hideur, splendeur, froideur ;

-itude (-ude, -tude). dont les dérivés rendent le plus souvent des qualités physiques, des propriétés promptitude, exactitude, platitude. etc. : certains dérivés avec ce suffixe expriment l'état : solitude, quiétude, inquiétude, béatitude:, plénitude, lassitude ; l'attitude envers qn ou qch : gratitude, certitude :

-ise, dont les dérivés expriment surtout des défauts moraux (ou intellectuels) : sottise, fainéantise, gourmandise, vantardise ;

-ation (et ses variantes), -ition, -tion, -ion, dont les dérivés dénomment différentes qualités (ou défauts) : approximation, abomination, discrétion, dévotion, précision, concision ;

-ie, dont les dérivés expriment surtout des qualités morales : modestie, courtoisie, bonhomie, perfidie, infamie, etc. ; l'état et l'attitude envers qn ou qch '.folie, mélancolie, jalousie ;

-ure, dont les dérivés rendent des qualités différentes : droiture, désinvolture.

 

§ 35. Les suffixes servant à former des substantifs concrets. Les suffixes des substantifs à sens concret constituent un autre groupe considérable.

Parmi ces suffixes signalons tout d'abord ceux dont les dérivés désignent l'homme d'après quelque caractéristique.

Un de ces suffixes les plus productifs de notre époque est -iste dont un grand nombre de dérivés formés de noms communs et de noms propres de personnes désignent l'homme, d'après son appartenance à quelque doctrine ou école : humaniste, écologiste, impressionniste, communiste, anarchiste et dont d'autres dérivés tirés aussi de substantifs désignent l'homme d'après son activité, sa profession : anatomiste. romaniste, médiéviste, miniaturiste, céramiste, croisiériste, culturiste, dialogiste ; la productivité des suffixes -eur (-euse) et -ateur, -teur,

(-atrice, -trice) n'a pas été altérée au cours des siècles ; leurs dérivés formés généralement de verbes désignent le plus souvent une personne d'après son occupation ou l'action qu'elle accomplit : travailleur, lutteur, sélectionneur, filmeur. skieur, autostoppeur ; monteuse, escrimeuse, basketteuse, fondateur, ftlateur.

 

36. La suffixation des adjectifs. La suffixation est aussi un des moyens les plus importants de la formation des adjectifs. Les suffixes les plus répandus et les plus productifs des adjectifs sont -ique, -al, -el, -aire, -iste, -ien, -able, -é. Un nombre considérable de suffixes communiquent aux dérivés l'idée d'une relation, de l'appartenance à ce qui est exprimé par la base fomiative. Tels sont : le suffixe -ique exprimant de préférence l'appartenance à quelque branche scientifique, à une école ou un genre artistique, à une doctrine : philosophique, géographique, historique, artistique, poétique, romantique ; il exprime aussi l'appartenance à une couche sociale : aristocratique, bureaucratique. Un sens relationnel est rendu par les suffixes -al (-aie ; -aux, -aies) et -el (-elle ; -els, -elles) : national, colonial, dialectal ; ministériel, industriel : -aire : ré-volutionnaire, universitaire ; -iste exprimant l'appartenance aune idéologie, une doctrine, à un parti politique : monarchiste, anarchiste, socialiste, réformiste : -ais (-aise), -ois

(-oise) exprimant l'appartenance à un pays, à une localité : français, anglais, chinois, suédois, champenois ; -ien (-ienne), -éen (-éenne), -ier (-ière), -in (-ine) : prolétarien, académicien, ukrainien : européen ; financier : féminin : il en est de même pour le suffixe -ain (-aine) : américain, républicain. Ces dérivés sont tirés de substantifs, l'idée de l'appartenance est également rendue par les suffixes.

 

La suffixation des adverbes. La dérivation des adverbes s'effectue à l'aide de l'unique suffixe -ment. Ce suffixe provient du latin mente, l'ablatif de mens - « esprit, façon de penser ». Au cours de son développement historique la signification première de ce mot s'est effacée et il s'est converti en un suffixe ordinaire servant à former des adverbes : dès lors on a pu l'accoler à toutes sortes de bases formatives.

Dans le français moderne les adverbes avec ce suffixe sont en corrélation avec des adjectifs dont ils sont formés : lentement < <- lente, heureusement < <— heureuse, mollement < <- molle, rapidement < <- rapide, modestement < <— modeste ; prudemment < <- prudent.

Les formations avec ce suffixe peuvent exprimer : la manière (par exemple, tous les adverbes cités ci-dessus) : le degré d'intensité de la manifestation d'un phénomène : complètement, entièrement, extrêmement, suffisamment : un rapport de temps, par exemple -.prochainement ; l'attitude du sujet parlant envers la réalité : probablement, certainement, évidemment.

 

La suffixation des verbes. La suffixation est moins typique des verbes que des substantifs et des adjectifs.

Le suffixe -is, qui est parmi les plus productifs, signifie le fait d'être ou de mettre dans l'état exprimé par la base formative : agoniser <- agonie. « être dans l'agonie » ; légaliser < <- légal. « rendre légal » ; égaliser < <- égal, « rendre égal ». Les formations avec ce suffixe sont en corrélation avec des substantifs ou des adjectifs.

Le fait de « mettre dans un état » est rendu aussi par les formations avec les suffixes -c- ,

-ifi-, par exemple : obscurcir <- obscur. « rendre obscur ». durcir < <- dur. « rendre dur » : amplifier < ample, « rendre ample » : glorifier <- glorieux. « rendre glorieux » Ces formations sont généralement en corrélation avec des adjectifs. Toutefois récemment a paru chosifier- « rendre semblable aune chose ». dérivé d'un substantif.

Certaines formations avec le suffixe -c- peuvent exprimer la manifestation ou la communication de la qualité rendue par la base adjectivale . noircir, forcir (ce table a noirci ; le garçon a forci)

Le même sens avec une nuance diminutive est parfois rendu par les formations avec le suffixe -oy- : ondoyer, rougeoyer : ces formations sont en corrélation avec des adjectifs ou des substantifs

Certains suffixes verbaux ont une valeur appréciative. Les suffixes -ass-, -aill-, ot- s'ajoutant à des verbes, communiquent à leurs dérivés une nuance défavorable : rêvasser ; écrivailler, rimailler, politicailler ; vivoter, siffloter.

Les suffixes -ot-, -ill-, -onn-, s'appliquant aussi aux verbes, leur communiquent un sens diminutif : toussoter, buvoter, trembloter ; sautiller, mordiller ; chantonner.

 

 

À côté de ces traits communs les préfixes et les suffixes possèdent des particularités différentielles. La soudure et l'interdépendance sémantique entre le suffixe et la base formative atteignent un très haut degré qui font que le sens du dérivé se trouve généralement transformé en comparaison du sens du mot générateur. En effet, un journaliste n'est pas une variété de journal, mais « une personne qui écrit ou travaille dans un journal » : une allumette est un objet concret, « un bâtonnet combustible qu'on frotte pour allumer le feu », et non point l'action d'allumer. Quant

au préfixe, il conserve le plus souvent une certaine autonomie sémantique par rapport à la base formative dont il ne fera que modifier le sens : superfm signifie « très fin » : transporter, c'est toujours porter, mais d'un lieu dans un autre ; délasser n'est que le contraire de lasser (toutefois les suffixes diminutifs se rapprochent par leur fonction des préfixes : maisonnette < <— maison). Le suffixe a enfin un pouvoir classificateur dont le préfixe est généralement dépourvu. Si le suffixe fait le plus souvent passer le mot qu'il forme dans une partie du discours autre que celle à laquelle appartenait le mot générateur (orientation < <- orienter, robustesse < <- robuste), le préfixe sert largement à créer des mots nouveaux dans le cadre de la même partie du discours (réintroduire < <— introduire ; irresponsable < <- responsable).

Il est à noter que les fonnations préfixales sont moins fréquentes et moins productives par comparaison aux fonnations suffixales, pourtant la préfixation demeure un moyen de formation bien vivant dans le français contemporain [26].

Parmi les formations préfixales la première place revient aux verbes.

 

La préfixation des verbes. Parmi les préfixes verbaux les plus productifs il faut nommer dé- (dés-) et r(e)-, ré. Les dérivés avec le préfixe dé- (dés-) expriment : a) un sens opposé à celui qui est rendu par le verbe primitif : déboucher < <— boucher, désintéresser < <— intéresser, désunir < <- unir ; b) la privation de ce qui est exprimé par la base formative, par exemple : dégoûter < «- goût, détrôner < <- trône, dépeupler < <-peuple, désavantager < <- avantage. Ce préfixe paraît être particulièrement productif en français contemporain ; sont de création récente dédramatiser, dénationaliser, dépolitiser, décomplexer, démoustiquer, déshumaniser et beaucoup d'autres. Il est notoire que ce suffixe est largement utilisé dans la création individuelle en formant des mots éphémères ce qui est une preuve de son grand degré de disponibilité.

Le plus souvent le préfixe re-, ré- ajoute à la base formative verbale un sens itératif, il marque la répétition de l'action exprimée par la base : revoir, réintroduire, rouvrir, réapprendre ; récentes sont les créations : reciviliser, repolitiser, réaménager.

 

Par- confère le sens de «jusqu'au bout » aux dérivés qu'il forme : parachever, parvenir, parfaire.

L'idée de simultanéité et de concomitance est rendue par le préfixe co- : coexister, cohabiter, cohériter, coopérer.

Pré- marque l'antériorité : prédire, prévoir, prédisposer, préjuger.

Les verbes préfixés sont généralement tirés de verbes, plus rarement de substantifs et d'adjectifs.

 

La préfixation des substantifs. Les formations préfixales sont beaucoup plus rares parmi les substantifs que les formations suffixales.

Les préfixes des substantifs les plus répandus sont ceux qui communiquent aux dérivés un sens opposé à celui du mot primitif : dé- (dés-), dis-, in- (im-, ir-, il-), mes- : désordre < <- ordre, désespoir < <— espoir, disproportion < <- proportion, inconfort < <— confort, inculture < <— culture, incroyance < <— croyance, impuissance < <— puissance, irrévérence < <— révérence, illégalité <— légalité, irrespect < <— respect, mésintelligence < <— intelligence.

 

La préfixation des adjectifs

Les préfixes d'intensité, dont surtout, archi-, sur-, extra-, hyper-, super-, sont aussi fort productifs dans la formation des adjectifs : archiplein, archifaux, archiconnu ; surexcité, surchargé ; extra-fin, extrasensible, hyperstatique, hypercorrect, hypernerveux : superfin. superléger.

Tout comme pour les substantifs les préfixes des adjectifs les plus répandus et productifs sont ceux qui communiquent aux dérivés un sens opposé à celui du mot primitif : in- (et ses variantes), anti-, non-, a-, : inexpressif, inabordable, indiscutable, impatient, immatériel, irréparable, illisible ; antiraciste, antidémocratique, anti-américain, antitank, antichar ; nondirectif, nonengagé ; apolitique, amoral