L'avilissement et l'enoblissement du sens des mots, l'hyperbole et la lytote, les euphemismes

L'amélioration et la péjoration du sens. Les procès sémantiques examinés jusqu'ici représentent des modifications d'ordre logique. Ils sont parfois accompagnés de modulations affectives qui portent sur le contenu sémantique des mots en lui ajoutant des nuances favorables ou défavorables.

Ce sont surtout les cas d'« avilissement » de sens qui sont fréquents.

Un mot dont le sens primitif est neutre peut prendre une nuance défavorable. Dans « Le jacassin » de P. Daninos, chez qui les dons d'humoriste rivalisent avec ceux de philologue, nous lisons à propos de garce et fille cette plaisante remarque :

« L'évolution du langage ne se montre décidément pas galante pour le beau sexe. Garce, longtemps féminin de garçon, a commencé à mal tourner vers 1587. Quant à fille, si l'appellation est innocente au début de la vie (« Fille ou garçon ? »), elle ne tarde pas à servir aux femmes pour désigner toute femme avec qui leur mari les trompe : « Et c'est une fille de quel âge ? »'.

Toujours selon le témoignage de P. Daninos, le sort de bourgeois n'a pas été plus heureux : « Ennemi traditionnel des ouvriers, des aristocrates, des artistes, des snobs et des bourgeois eux-mêmes qui n'acceptent volontiers le mot que précédé de grand. Au féminin devient nettement péj »

Les causes de la dégradation du sens sont différentes. On peut noter, entre autres, l'attitude dédaigneuse que manifestent les représentants des classes dirigeantes à l'égard de certains métiers, de certaines occupations. Le mot rustre qui signifie encore parfois « un campagnard, un paysan » est surtout pris en mauvaise part, dans le sens d'« homme grossier ». Le mot vilain < bas lat. villanus qui signifie proprement « habitant de la campagne » a subi le même sort. Paysan et campagnard sont aussi parfois employés avec ironie. Manant désignait autrefois « l'habitant d'une ville, d'un bourg, d'un village, un paysan ». à présent ce mot apris le sens d'« homme grossier ». Un épicier, « propriétaire d'une épicerie ». parvient à désigner « un homme à idées étroites, à goûts vulgaires qui ne cherche qu'à gagner de l'argent». Le mot soudard qai désignait autrefois « un soldat mercenaire » signifie à présent « homme baital et grossier ». Un brigand désignait jadis « un soldat allant à pied et faisant partie d'une brigade » ; aujourd'hui il a un sens nettement négatif. Les mœurs dépravées des soldats ont contribué au développement des sens défavorables de ces deux derniers mots.

Les noms de nations et de peuples acquièrent aussi parfois un sens péjoratif non sans l'influence des idées chauvinistes et nationalistes que nourrit la bourgeoisie réactionnaire. Ainsi Bohémien devient le synom -me de « fripon, filou » : gaulois a parfois le sens le « scabreux, grivois » On dit filer a l'anglaise, chercher une querelle d'allemand, parler français comme un Basque espagnol, (variante de l'expression : « parler français comme une vache espagnole »). Le mot boche de caboche, servait à désigner primitivement un habitant de l'Alsace « têtu et peu dégourdi » ; par la suite il a été pris en mauvaise part pour désigner un Allemand.

Des mots empruntés aux langues étrangères sont souvent dégradés : habler (empr. de l'esp.hablar-«. parler ») a le sens de « parler beaucoup en se vantant » (cf. : hâblerie, hâbleur, -se) ; rosse (empr. de l'ail. Ross -« coursier ») signifie « mauvais cheval » ; palabre (empr. de Pesp.palabra - « parole ») - « discours long et ennuyeux ».

Parfois la dégradation du sens est due à ce que l'objet ou le phénomène désigné par le mot évoque des associations négatives. Ainsi, oie devient le synonyme de « personne sans intelligence » ; sale - signifie « qui blesse la pudeur » dans sales paroles et a le sens de « contraire à l'honneur » dans une sale affaire ; fange s'emploie comme synonyme de « vie de débauche » ; bourbier prend le sens de « embarras » et pourri celui de « grande corruption morale ».

La dégradation du sens des mots est souvent causée par leur emploi euphémique.

Un e u p h é m i s m e est un mot ou une expression employé à dessein afin d'éviter l'évocation d'une réalité désagréable ou choquante. L'emploi euphémique d'un mot aboutit à la modification de la structure sémantique de ce dernier.

Par superstition religieuse ou autre on a parfois évité de prononcer les mots désignant la mort, certaines maladies, des choses « sacrées ». C'est ainsi que le verbe mourir est remplacé par passer, trépasser, décéder, s'endormir, rendre l'âme, partir, s'en aller, disparaître, quitter le monde, quitter les siens, fermer les yeux, s'endormir du sommeil de la tombe. Au lieu d'epilepsie on dit le haut mal ou bien le mal caduc.

Outre les euphémismes de superstition il y a des euphémismes de politesse ou de décence. Les euphémismes de décence sont des vocables au moyen desquels on adoucit un terme, une expression trop réaliste. Il est plus poli de dire simple, innocent, benêt que bête ; inventer ou déformer la vérité sont moins choquants que mentir ; au lieu de soûl on préfère dire un peu gris, gai, gaillard, attendri, ému, n 'avoir pas été complètement sage. En argot au lieu de dire voler on emploiera de préférence commettre une indélicatesse, travailler, opérer, acheter à la foire d'empoigne, ne pas avoir les mains dans les poches.

Les mots peuvent subir une évolution sémantique opposée ; ils peuvent améliorer leur sens, s'ennoblir. Toutefois ces cas paraissent être moins fréquents.

La nuance péjorative que certains mots possédaient à l'origine s'est estompée ou s'est effacée complètement. Tel est le cas de bagnole qui s'emploie de plus en plus souvent au sens neutre d'« automobile ». Bouquin a suivi la même voie : de « livre de peu de valeur » il est parvenu à désigner n'importe quel livre.

Ce sont parfois des mots 'dont le sens primitif est neutre et qui au cours de leur développement prennent une nuance favorable Un cas intéressant est offert par l'évolution sémantique du mot bougre qui provient du latin Bulgarus ou autrement dit « un Bulgare ». Parmi les Bulgares on comptait un grand nombre d'hérétiques. De là le mot bougre a signifié « hérétique » : du sens d'« hérétique » on en est venu au sens d"« homme débauché ». et encore de « fripon, filou » : pourtant plus tard la nuance péjorative du mot s'est affaiblie et il a commencé à se nuancer favorablement ; aujourd'hui on dit C'est un bon bougre ! dans le sens d'« homme à cœur ouvert, franc et sympathique ». L'adverbe bougrement exprime le degré supérieur de la manifestation d'une qualité : C'est bougrement joli Le mot chien a subi une évolution analogue. Au sens figuré ce mot a été marqué d'une nuance défavorable (cf. : « Chien de philosophe enragé ». M o 1 i è r e). On dit encore aujourd'hui avoir une humeur de chien, il fait un temps de chien. Mais au XIXe siècle le mot chien commence à prendre une valeur positive : et on dit familièrement avoir du chien pour « avoir du charme »

 

L'affaiblissement et l'intensification du sens (hyperbole et litote). L'affaiblissement du sens est une conséquence de l'emploi abusif, hyperbolique des mots ; il présente un moyen affectif de la langue.

Les hyperboles sont bien fréquentes parmi les formules de politesse On dit être ravi, être enchanté défaire la connaissance de qn sans prendre les mots à la lettre. On exagère sans trop le remarquer lorsqu'on dit c 'est assommant, esquintant, crispant, tuant, rasant pour « c'est ennuyeux ! » ou bien il y a des siècles, il y a toute, une éternité qu 'on ne vous a pas vu pour « il y a très longtemps qu'on ne vous a pas vu ». Très imagées sont aussi les hyperboles telles que aller comme le vent, marcher comme une tortue, verser un torrent de larmes.

L'emploi des termes exagérés est souvent une affaire de mode Kr. Nyrop signale que « les courtisans du temps de Henri 111 abusaient des adverbes divinement, extrêmement, infiniment ». Nous employons des hyperboles en disant : C'est prodigieux ' C'est renversant ! C'est épatant ! C 'est formidable, spectaculaire, sensationnel, époustouflant ' C 'est super, extra, géant, génial!

À force d'être constamment répétées les hyperboles finissent par s'user : elles perdent leur valeur expressive et. par conséquent, leur affectivité. Nous assistons alors à l'affaiblissement de leur intensité émotionnelle, autrement dit à l'affaiblissement du sens. Ainsi le verbe blâmer avait primitivement le sens de « proférer des blasphèmes, maudire ». et dans ce sens il s'employait souvent comme hyperbole : à présent l'hyper-bole n'est plus sentie et ce mot s'emploie dans le sens de « désaprouver ; reprocher ». Autrefois le substantif ennui désignait « une grande souffrance ». et aujourd'hui « une lassitude morale ». La gêne signifiait « torture » et gêner - « torturer ». Meurtrir avait le sens de « tuer ». comme l'atteste encore meurtre et meurtrier.

Par contre, lorsque nous voulons faire entendre le plus en disant le moins nous employons une litote (du gr. . litotes - « petitesse ») qui signifie « diminution ». Au lieu de il est intelligent on dit il n 'est pas bête : en parlant d'une pièce ennuyeuse on dit qu 'elle n 'est guère amusante : pour ne pas blesser une femme d'un âge avancé on dira qu'elle n 'est plus jeune. On atténue l'idée dans il est peu recommandable, où peu équivaut à « pas du tout ». La locution pas du tout, nettement péremptoi-re. peut être aussi remplacée par pas vraiment.

Les litotes, qui présentent un procédé affectif opposé à l'hyperbole, amènent à l'intensification du sens des mots.